jeudi 31 janvier 2013

La Cucaracha


Y’a des gens tout pareils que la mer, icitte. Ils s’en viennent depuis le port, passent sur le sol, puis s’en vont comme ils sont venus, laissant juste derrière eux une vague trace, à peine une odeur. J’aimais bien glander du côté des barrières, pour les voir débarquer, tenter de savoir à l’avance la profondeur de la trace qu’ils allaient laisser derrière eux. J’aimais bien. Avant.
Avant la Cucaracha.
Elle a débarqué comme ça, et c’était, sur la mer de keupons qui grouillaient sur la tarmac, comme si d’un coup ma planète, cette saloperie de planète de merde, s’arrêtait de tourner, puis que nous autres, avec la force d’inertie, on était jetés ailleurs.
La Cucaracha.
Y’avait un chelou avec elle, un genre de dur de dur, qui roulait des muscles plus faits de fibre de carbone que de chair, avec des tendons qui saillaient tout autour du cou, probable du titane. Un type taillé pur mahousse, du genre à ouvrir sa route comme un brise-glace en repoussant les keums d’icittte sur le côté aussi facilement et aussi simplement que pisser dans la neige la fait fondre. Mais nous, on ne voyait qu’elle.
La Cucaracha.
C’est comme ça qu’on l’a tous baptisés, me demandez pas pourquoi. C’est venu sur la langue, avant de se piquer dans le cœur, comme une étoile de mer qui foutrait son bras sur le vôtre, et vous pomperait tout. Elle avait des jambes, longues, longues, longues, si longues qu’on aurait pu les escalader toute une vie sans jamais en voir la fin. Et là-dessus, un joufflu souriant comme un soleil oublié, chaud, ferme, jovial, dansant. Et plus haut encore, passé l’immense plaine où tournoyaient les galaxies de ses tattoos, les colonnes du ciel, pleine d’orgueil, généreuses, nourricières, où nous endormir. Tellement elle était elle, que son visage, personne pourrait plus vous le décrire. C’était juste elle, voilà tout, belle comme seule la beauté pure peut être belle quand elle est belle.
La Cucaracha.
Qu’est-ce qu’elle venait foutre sur Fumeterre, ça on avait tous compris, et ça nous mêlait dans les boyaux de la joie intense et comme un goût de vomi tout mélangé. C’était une poute de la haute, une qui monnayait ses services très chers sur une planète toute de douceurs et de plaisirs délicats. Elle était pas heureuse d’être icitte, ça se voyait clair pur. Mais le chelou à côté d’elle avec ses muscles en injecté sous la peau, lui, il ne lui laissait pas le choix. Et nous, derrière les barrières, on bavait, on trépignait, on était fous, on la voulait tous pour nous, rien que pour nous, la Cucaracha.
Et on l’a eue.
Tous.
La Cucaracha.
Sauf que c’est elle qui nous a eus, en fin de compte. On était la mer, la planète était le sable, d’ordinaire. Mais là, elle a été la tempête. Et rien n’a pu la briser.
J’ai jamais su pourquoi du comment qu’elle avait chois d’être poute. Elle causait pas max d’elle, faut dire aussi. Mais écouter, ça oui, elle savait. Ecouter et conforter ; ouvrir ses bras comme s’écartent les ailes d’un oiseau, et vous laisser vous nicher là, tout contre son cœur, où bruisse et chante un souffle infini, léger comme le chant d’un oiseau, puissant comme la course des soleils. Elle disait pas max, elle vous accueillait en elle tout simplement, et vous étiez perdu pour toujours.
La Cucaracha.
La poute. Les poutes, vous le savez bien, c’est du tout naturel, y’a rien d’inorganique dedans, c’est comme une perle que la vie a abandonné sur le sable et que vous ramassez, et que vous savez, d’un coup, que l’univers vous appartient au travers de cette perle. C’est la gueuze d’un seul, le seul qui peut la garder et l’entretenir, lui faire porter l’or et le jasmin, et de temps en temps, pour son buziness, la prêter, temporairement toujours, à des ceusses qui peuvent l’aider comme ci ou comme ça. On arrive à tout, si on a une poute. Mais c’est si rare qu’il y en ait une qui s’en vient par icitte…
Sauf que, des fois, la poute, elle se souvient qu’elle est humaine. Et parfois, rare de rare, elle se rebelle. Elle veut sa vie. Elle veut pas passer de bras en bras, de lit en lit, elle veut pas en elle de keums qu’elle aurait pas choisi, elle veut simplement être heureuse et libre. Comme nous tous, icitte. On connaissait pas son pimpe. On l’a jamais connu. On les connaît jamais, de toutes manières. Ils se planquent derrière des bilans, derrière des réunions où s’échange plus de pognon que n’en contient l’univers, derrière des décisions qu’on comprend pas mais qui les rendent encore plus eux, encore plus pimpe, tout bénef de la poute sur eux, et du bénef y’en a toujours, rien pour la poute, tout pour eux, encore plus pourris de dedans que de dehors. Elle était toute jeune encore, et avait une cicatrice sur le cou, une petite traînée avec plus de lait que de café sur sa peau de nuit. Alors on savait qu’elle s’était rebellée. Et que ça lui avait pas réussi.
A la Cucaracha.
Probable que, pour faire taire son chant de liberté, et parce que les pimpes supportent pas qu’on les empêche d’être pimpes de tout diriger, le sien avait décidé de la briser. Vieille histoire, vieille comme les poutes, et banale, somme toute. Vous me direz, où briser quelqu’un totalement, sinon icitte, sur notre charmante poubelle de planète qu’on nomme Fumeterre ? Rien que le fait que son pimpe connaissait Fumeterre disait bien combien haut il était, et de quelle hauteur il voulait la faire tomber, histoire qu’elle se relève plus jamais.
Ah, la Cucaracha…
Il a jamais pu la briser. Elle avait en elle, entre ses cuisses mais pas seulement là, la force de mille soleils, et la briser, c’était aussi impossible que d’empêcher une fusion dans un soleil. Le chelou pourtant a fait tout ce qu’il fallait. Il l’a refilé pour rien, des fois, à des sous-merdes, qui ont tenté avec elle des trucs qui n’avait jamais été tentés encore, ou alors uniquement en stim. Et histoire de bien taper sur les os, il ne l’a jamais laissé prendre du repos.
Elle avait des mains légères comme une plume, la Cucaracha, et même que vous veniez de passer des jours sous la pluie sans combine, que votre peau était couverte de pustules et de plaques suintantes, ça lui faisait rien, elle vous accueillait comme si vous étiez le plus grand prince que le cosmos ait jamais vu naître. Elle vous tissait une toile de soie autour de l’âme, vous y berçait, et c’était tellement magnifique, tellement fort, que souvent vous ne pouviez rien faire d’autre que de la laisser mener la danse. Et alors, et alors…
Qui pourra un jour dire, chanter, hurler même, la chaleur de ses étreintes, la force de l’ancre avec laquelle elle vous retenait, et le soleil grisâtre qui, sur sa peau, prenait dans les clairs-obscurs de la sueur des allures de feu liquide ? Y’a personne qui peut. Personne. Prenez votre rêve le plus fou, votre extase la plus puissante que vous pouvez rêver et vous pourrez pas comprendre tellement que c’était fort. Quand vous étiez avec la Cucaracha, elle n’était plus rien, y’avait plus qu’elle.
Je sais pas pourquoi, un jour, elle m’a causé d’elle. Je suis le seul à qui elle l’ait fait. Et maintenant, c’est trop tard, plus personne saura jamais si je le cause pas, icitte et maintenant. Alors je vais vous causer d’elle.
De la Cucaracha.
Elle était née sur une gentille planète, avec du soleil, des légumes, des céréales, du bétail, avec des prairies pleines de fleurs. Elle m’a raconté les abeilles, ces petits oiseaux minuscules qui volent de fleur en fleur et chopent la liqueur de parfum, puis la ramènent à leur ruche d’où coule un vrai ruisseau doré de douceur. Elle m’a dit qu’ici aussi, avant, si ça se trouve, il y avait des abeilles. J’ai rit, des abeilles icitte, c’était trop naze, pour ça, il aurait fallu qu’il y ait eu des fleurs un jour. Puis j’ai plus ri. Parce qu’il y avait cette vieille histoire qui courait, dans laquelle on causait d’un coin encore plus nice que Papeete, où il y avait des plantes toutes douces qui poussaient par terre, toutes vertes, et qu’on pouvait marcher dessus sans se déchirer la couenne. Elle m’a vu arrêter de me marrer, elle m’a demandé, et je lui ai raconté le topo. Son visage d’un coup s’est mis à rayonner comme un soleil du matin. Et dans mes tripes, j’ai senti comme un vent violent qui se serait levé, qui me dirait d’aller le chercher pour elle, ce petit coin où il y avait encore des abeilles.
J’ai pas eu que du facile, à quitter ses bras, mais j’ai fermé fort les yeux, et je me suis souvenu de son visage quand je lui y avait dit. Alors je suis rentré dans un rade sur Red Hot, et j’ai pris un jus après avoir causé au mutant.
Nous tous, icitte, on sait bien que, pour explorer, voyager, tout ça, y’a rien de mieux que le jus quand on sait s’y prendre. Le donneur vous refile ses rêves, mais derrière eux, tout au fond, quand vous savez y faire, vous trouvez une porte qui donne sur ailleurs, sur tous les espaces, sur toutes les dimensions. Y paraît même que, avec un bon mutant, avec un bon donneur, vous pouvez vous barrer d’icitte pour de bon, avec votre corps et tout et tout, pas que avec votre imagination. Et moi, je voulais des abeilles et du miel. Et ça, y’avait pas à Papeete. Le mutant était pas trop chaud, mais je lui ai causé de la Cucaracha, il a rigolé un bon coup (et je me suis foutu dans une rogne soleil sang parce que je me sentais foutu de ma gueule), et il a dit d’accord mon gars, on va te le trouver, ce ruisseau de miel qui coule des abeilles. Il a causé à la radasse, ils ont préparé un jus un peu spécial, et c’était parti.
Quand on voyage avec le jus, on sait pas trop où on va. C’est pour ça qu’il faut un mutant. Pas pour partir, oh non, mais pour vous ramener. Le donneur est le vaisseau, le mutant est le pilote, et vous êtes le capitaine. J’ai pensé très fort à la Cucaracha, en plissant les yeux, puis j’ai avalé mon jus, et le mutant m’a fait monter à bord.
On a volé longtemps, sur tout Fumeterre. J’ai vu des hydroponiques à perte de vue. J’ai vu les secrets de Grey Cave et les voleuses d’âmes de Black Knight. J’ai vu les champs de sel de Deep South et les vieillards gâteux de Rose Bose, les techs de Central Sanitaire et les moines de Green Hope, j’ai vu le sol comme un immense ruban noir de crasse et de fumée, mais j’ai pas vu de cette herbe et des abeilles.
Alors le mutant a déchiré l’air. Il y a eu une fissure, et le vaisseau du donneur s’y est faufilé. Et tout a changé, d’un coup…
Je reconnaissais la planète, je suis de Fumeterre, et on n’oublie jamais d’où on est issu. Mais c’était plus la même. Finies les pluies corrosives. Fini, le cratère noir de Grey Cave où grouillent des trucs qu’on préfère pas connaître. Fini la longue avenue de Red Hot, pleine de bruit et de violence. Juste des plantes gigantesques, plus grandes parfois que cinq ou même dix humains debout les uns sur les épaules des autres, avec une tige immense toute brune, ou grise, ou verte, et couronnée tout en haut, sur d’autres tiges plus petites, d’un feuillage hallucinant. Et l’odeur, comment pourrais-je jamais vous la dire ? Si un jour, la vie a pu être une belle chose, elle avait cette odeur-là.
Et j’ai vu les abeilles. Et les fleurs. Et les ruches sauvages. Et j’ai goûté le miel, et ma tête a explosé de bonheur.
Les voyages avec le jus sont toujours des aller-retours, d’ordinaire. J’ai été arraché, retourné avec mon dedans dehors et mon dehors dedans, j’ai été écrabouillé et pressé, puis jeté sur le sol du rade avec une force incroyable qui m’a laissé en tas, avec dans ma tête des choses qui y étaient pas avant mais qui y resteraient pour toujours. Le mutant m’a relevé. Il m’a entraîné dehors, m’a mis un bandeau sur les yeux, m’a fait tourner sur moi-même tant de fois que le sol bougeait tout seul sous mes pieds, m’a même assommé un moment, je crois.
Il m’a assis sur quelque chose de dur, m’a ôté le bandeau, et ils étaient tous là, les mutants. Ils ont violé mon âme tellement de fois que je ne sentais plus rien quand ils venaient et refluaient dans leurs explorations. Puis ils se sont décidés. Et ils m’ont expliqué.
Des mutants, on en connaît tous un ou deux, sur Fumeterre. Ça aide, des fois, et, hormis quand ils guident les voyages du jus, on les croit juste comme vous et nous.
Mais sauf que c’est des mutants. Et qu’ils ne sont pas tous nés cons. Alors ils ont décidé de s’assembler. Ils se réunissent, et tous ensemble, ils cherchent un moyen de changer le cours des choses sur cette planète. Ils savent, pour les abeilles et le miel. Et savent comment y faire pour y aller et en revenir. On s’en doutait tous un peu, nous les pas mutants, mais avec les jus et leurs pouvoirs, ils ont la possibilité de vous faire réellement voyager pour de bon, avec le corps comme avec l’esprit. Sauf que, en dehors d’icitte, personne ne le sait et ne doit le savoir. Sauf qu’ils n’avaient jamais tenté de voyager ailleurs que dans l’univers et le cosmos. Mais ça, c’était avant que je cause de fleurs, d’abeilles et de miel. C’était avant la Cucaracha.
Oh, ils avaient bien compris, les mutants, la poute et son pimpe qui voulait la fracasser, et elle qui n’avait nulle part où aller. Et ça faisait quelques temps déjà qu’ils s’étaient demandés jusqu’où ils pouvaient aller. Parce que, sans rien dire à personne, ils avaient déjà exploré tout l’univers connu et inconnu, et que partout, ils avaient rencontré soit des mondes inhabitables, soit des planètes écrasées par l’Imperium, soit des endroits vierges mais où tout était à faire. Ils avaient rencontré toutes les formes de vie de l’univers, les intelligentes comme les non-sapientes, ils avaient vu des civilisations éblouissantes comme des flammes et d’autres paisibles comme des champs de pavots, ils savaient tout de ce que l’on peut savoir sur les lieux, et s’ils ne savaient pas, ils savaient où trouver l’info. Ils avaient sympathisé avec des Capers, et connaissaient le réseau comme leur poche, même s’ils ne s’y rendaient que rarement. Ils savaient froisser et défroisser la trame de l’univers, et l’espace ne signifiait rien pour eux.
Mais le temps…
Alors ils m’ont dit. Il y avait la Cucaracha qui ne pouvait aller nulle part dans l’univers sans que un jour ou l’autre elle ne se fasse rattraper par son pimpe. Et il y avait cette expérience que jamais encore ils n’avait faite. Froisser et défroisser le temps. Ils m’ont dit…
Avant, il y a très longtemps, quand les vaisseaux ne parcouraient pas les étoiles, quand le réseau n’existait même pas, quand Fumeterre ne s’appelait pas encore comme ça… Ils avaient exploré le temps de Fumeterre, ce temps si particulier qu’icitte il fait des boucles et des nœuds, et qu’on ne peut pas vraiment en sortir, c’est pour ça qu’il pleut toujours et que les pluies vous bouffent la peau. Et ils avaient un peu la trouille d’en faire sortir quelqu’un.
Les mutant ne peuvent pas voyager. C’est le prix qu’ils payent pour leur pouvoir. Même ceux de Grey Cave, si particuliers avec leur caillou dans le crâne, ne peuvent pas. Ils sont condamnés à rester icitte, jour après jour. Et eux aussi, ils ont besoin de liberté. Alors ils cherchent, ils cherchent, ils cherchent, comment s’échapper.
Et la Cucaracha pouvait être leur vaisseau. Ils avaient besoin d’une ancre, d’un humain pas modifié, pour tenter le voyage. Et moi, là-dedans ?
Sans moi, la Cucaracha ne partirait pas. C’était le prix qu’elle avait décidé de payer pour pouvoir rêver et se regarder sans honte. Elle leur avait dit. Tout s’était décidé dans mon dos. J’aurais du être fou rage, plein de Soleil Sang, mais non, j’étais même plutôt heureux. Alors on a dit banco.
Tout à l’heure, dans ce rade si pourri que personne n’y vient jamais, pas même les techs de Black Knight, avec la Cucaracha dans mes bras, on va partir. Et, sous les frondaisons des branches de la forêt, on va s’aimer pour toujours. Icitte, mais ailleurs dans le temps. Dans le temps d’avant Fumeterre. On boira le miel des abeilles, et on sera heureux.
Ce n’est pas sans danger. Ça ne s’est encore jamais fait. Mais si ça marche, les mutants pourront, à tout jamais se barrer dans leurs rêves et offrir à tous des petits bouts de vérité. Il n’y a que comme ça qu’un jour, l’Imperium cessera d’être l’Imperium et que les règles du jeu changeront réellement.

Alors ils ont fait leurs trucs de mutants. A La Cucaracha et à moi. Comme qui jette un papier dans le vent, histoire de voire jusqu'où il va voler.

J’ai La Cucaracha dans mes bras, ses jambes longues comme une course vers une planète lointaine touchent les miennes. Nous sommes nus tous les deux, peau contre peau, et nous avons bu le jus. Puis le mutant touche nos épaules, et soudain, il pleut sur ma peau, et je suis mouillé sans être brûlé. Quand j’ouvre les yeux, une feuille verte d’arbre tombe sur nos deux corps étreints. Nous sommes arrivés, enfin…
La Cucaracha et moi.