samedi 17 mai 2014

La matière des rêves

J'ai fait un drôle de rêve, cette nuit, Luminalba.



Sur les photos comme dans mes souvenirs, quand j'étais un gamin, j'étais chétif, tout petit, malingre et un peu maladroit. L'Alsace, ce n'est pas le meilleur endroit pour grandir et se construire, quand on n'est pas alsacien. Mes parents étaient des notables, dans ce petit village du nord de la région, coincé entre la Vosges et l'Allemagne proche. Je ne parlais pas le dialecte local. C'était dans les années 60, à partir de 1965, je crois.



Les gamins sont durs entre eux. Ils reflètent probablement les opinions et les idées de leurs parents, mais cela, quand on a 5 ans, on n'en a pas conscience, tout est pris au premier degré.

J'ai été un gamin cogné. Avec la laisse des chiens, une de ces laisses colorées en garcette que mon père confectionnait souvent. C'est joli, la garcette colorée. Mais ça fait mal quand ça cingle les cuisses et les mollets jusqu'au sang.



J'étais la tête de turc des autres enfants, cela va de soi. Trop petit pour me défendre, ayant vécu les premières années de sa vie avec ma mère, mon père absent pour cause de guerre en Algérie, deuxième après ma soeur, né à Villeneuve Saint Georges, toutes les conditions étaient réunies pour que ma vie d'alors soit un enfer. Et cela a été le cas. Forcément.

Mais dans tout enfer, afin de le rendre plus cruel encore, il y a comme des moments de grâce. De ces moments où vous croyez pouvoir être heureux, où vous sentez que la vie peut être splendide, juste histoire de retomber plus bas l'instant d'après.
Parfois dans ces moments de grâce, il y avait trois filles : Michelle, Carole et Claude. Michelle, blonde, forte et belle comme une walkyrie, Carole, étroite, dure et splendide comme un couteau japonais, et Claude, toute petite comme moi, brune et avec un sourire à faire fondre tous les glaciers du monde. Ces trois-là étaient inséparables comme le Surmoi, le Moi et l'inconscient. Bien évidemment, j'étais amoureux des trois ensemble, comme peut l'être un gamin avec du sel sur les joues et des rêves d'étoiles planqués derrière les paupières.
Souvent, quand les brutes habituelles me poussaient, me bousculaient et se moquaient de moi, ces trois-là s'avançaient et prenaient ma défense. Je n'en devenais dès lors que plus amoureux.

C'est si loin, tout ça, que je soupçonne la poussière du temps d'en masquer les contours quelque peu.

Cette nuit, j'ai rêvé. J'étais à la demeure familiale, un genre de manoir gigantesque de deux étages perché sur la colline surplombant le village. Mon père, qui y vivait seul depuis l'internement de ma mère, l'a vendue le mois dernier.




Dans le rêve, mes parents étaient sortis et nous étions livrés à nous-même, nous, les 4 enfants des notables locaux.

Il y a eu une insurrection dans le village ; tous mes tortionnaires d'antan sont revenus, et ils avaient mon âge actuel. Leurs faces s'étaient creusées, leurs regards durcis, mais leur odeur n'avait pas changé, faite de senteurs de violence et de brutalité au relents âcres de vieille sueur. Tout entiers habités du désir de prendre leur revanche en décapitant les nobles et abolissant les privilèges, ils ont investi la maison.
Aussitôt ma plus jeune soeur a rejoint leurs rangs, arrachant la tapisserie des murs, mettant à nu le sol, pour montrer à tous les vrai visage de cette maison qu'elle a toujours honnie. Ma grande soeur, écumante de rage, était enfermée à l'étage dans une camisole de force. Ma deuxième soeur, quant à elle, composait avec l'ennemi et essayait de s'attirer leurs bonnes grâces. Mon petit frère était absent, parti avec mes parents.

Même si désormais je ne suis plus ni chétif, ni malingre, alors que la demeure était mise à sac et dévastée par la horde des villageois déchaînés, j'ai revécu mon enfance dans les brimades que je subissais : bousculades, poussées, moqueries, coups.

Mon père est revenu, tenant mon petit frère dans ses bras, et a tenté de raisonner la horde, mais cette dernière, menée par la jeune soeur, l'a ignoré et a continué à vandaliser les lieux.

Et c'est alors qu'elles sont arrivées, comme un aigle noir. Carole conduisait une gigantesque limousine ; Michelle et Claude m'ont fait monter à l'arrière. Puis la voiture s'est éloignée, prenant de la vitesse, jusqu'à finalement s'envoler en direction de la Mongolie où elle s'est posée dans la steppe déserte.

https://www.youtube.com/watch?v=gikc3N0DlMw&index=1&list=RDgikc3N0DlMw

Il est dit que dans les rêves on ne voit jamais que soi-même : choses, personnes, tout est moi dans ce rêve. Les gens que je décris ici ne sont pas tels que je les décris, et leurs actes diffèrent.

Il ne faut jamais juger les personnes, uniquement les actes. Mais même alors, il faut tenir compte de ce qui a motivé ces actes. Mon père, que j'aime profondément, m'a appris énormément dans tant de domaines que je ne saurai tous les nommer. Il fumait la pipe et s'est arrêté du jour au lendemain quand il m'a surpris avec une cigarette quand j'avais douze ans. Lui-même a appris de ses parents et s'est construit tant bien que mal, en essayant autant que possible de tout donner à ses enfants et à sa femme ; il a élevé la notion du sacrifice personnel aussi haut qu'il lui était loisible de le faire, et m'a certainement transmis une partie de cette valeur. Je me suis construit avec ceci, alors le renier, c'est partiellement renier ce que je suis, et cela m'empêcherait d'être complet; de m'accepter tel que je suis, et de goûter au bonheur.



Je n'aime pas la société des hommes, telle qu'elle est actuellement. Je préfère, et de loin, celle des abeilles.



Je ne suis pas un bout-en-train, je ne suis pas quelqu'un de spécialement drôle, je souris plus souvent que je ne ris et je réfléchis trop, bien souvent. Je ne suis pas un exemple à suivre, pas plus qu'un martyr à consoler et réconforter. J'écris , voilà tout. J'ai commencé à le faire pour de mauvaises raisons, parce que, quand j'étais gamin, le français était la matière scolaire dans laquelle il était le plus facile de briller et de montrer aux autres enfants, qui s'en moquaient royalement, que je pouvais être aussi bon qu'eux, voire meilleur.

Désormais, j'aime bien écrire de temps en temps. Avec les années, j'ai compris que l'on ne se construit pas uniquement en puisant dans la matière de nos rêves. J'écris moins, je vis plus. Je ne suis pas fait de la matière des rêves, mais d'une matière similaire. Ne rêvez pas de moi, soyez vous et rêvez-vous sans cesse.



vendredi 9 mai 2014

Le fer et le sang, les œufs et l'omelette, le thé et la révolution


  • Nous y voilà », dit le vieil homme en versant le thé dans la tasse. « Tu en as assez, n'est-ce pas, de cette situation ? Tu trouves que l'on se joue de toi, que l'on te manipule et t'exploite en te faisant vivre selon un modèle pré-établi. Cela, je peux le comprendre. Le monde dans lequel tu es incarné ne correspond pas à ce que tu en attends, cela te rend malheureux.
  • Non pas malheureux, mais indigné, vieil homme. »

Depuis l'appartement sous la mansarde de Louis Pernaud, on pouvait entendre, se propageant par vagues, la musique entêtante et monotone de Skyrock. Pour la troisième fois en une heure, la même musique passait, un truc où une gamine chantait une rengaine agaçante comme une vieille rage de dents. Kevin Chéron, venu ici sous les conseils du comité de communication, n'aimait pas ces tubes, et le fond sonore ainsi procuré à la conversation avait le don de distraire ses pensées. Au prix d'un effort de concentration, il se reprit et écouta le vieux.

  • Indigné et en colère, je le vois dans tes yeux. Ta colère, je peux la comprendre aussi. Tu es frustré, tu contemples le monde qui t'entoure, et tu aimerais que les choses soient plus belles à tes yeux, que les gens soient plus heureux.
  • Oui, et alors ? Est-ce mal ?
  • C'est à toi de répondre à cette question, pas à moi. La seule chose qui m'inquiète un peu c'est que pour exprimer cette frustration, tu te mets en colère. Tu penses que, ce faisant, tu as raison ; tu t'indignes à bon droit, tu refuses la situation qui t'es imposée, tu t'énerves et tu cries. Et cela te fait du bien. C'est vrai, après tout, c'est très naturel ; n'est-ce pas grisant, de laisser libre cours à sa rage, de s'énerver, de lutter, de crier, de pester, de tempêter, de combattre en somme, lorsque l'on est dans son bon droit ?
  • Cela me soulage, quoique tu en dises. Et par les temps qui court, nous avons besoin de colère, il faut que les choses changent.
  • Ainsi dis-tu, jeune homme, ainsi dis-tu parce que tu vois les choses ainsi. »

La gamine sur Skyrock, après quelques jingles assourdissants, avait laissé la place à un groupe de pseudo-rap. Kevin soupira de lassitude, sentant la colère monter en lui mais ne voulant pas, ici et maintenant, par respect pour le vieux, la laisser le submerger. Aussi, s'efforçant au calme et tentant de faire abstraction de la mélodie qui tournait en boucle, reprit-il :

  • Tu brasses du vent, Louis. Mais dis-moi donc, qui serais-je, si je fermais les yeux sur la misère, sur les injustices de ce monde où les politiciens dans leur ensemble bafouent la parole donnée, où seule compte la perspective de la réélection ou du pouvoir qu'ils ne veulent pas laisser fuir loin d'eux. Pourquoi ces hommes, censés nous représenter, ont-ils oublié leur tâche première, la raison qui a fait que nous, les citoyens, leur avons donné le pouvoir de rédiger des lois et de nous y soumettre ?
  • A cette question, il ne m'appartient pas de répondre, mon jeune ami. Ne crois pas les choses simples, elles sont bien complexes, comme à chaque fois qu'il est question de la nature humaine.
  • Elles sont simples, pourtant, puisqu'il suffit de trois mots pour les définir : liberté, égalité et fraternité. Juste trois petits mots très simples et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. »

Le jeune homme était heureux, soudain, d'avoir pu placer ces trois mots, héritage de la révolution française, une révolution qu'il comptait bien réitérer dans un temps proche. Et miraculeusement, il y eut un silence bienvenu dans la musique. Mais ce silence fut hélas de courte durée.

  • Je pense, Kevin, que ce ne sont pas les mots qui changent le monde, mais les les actes. Les mots sont juste des idées exprimées, et bien souvent, les idées sont biaisées par une représentation faussée de la réalité.
  • Un peu facile, il existe quand même des vérités universelles !
  • Je ne le sais pas, mon jeune ami. Mais j'ai tendance à croire que non. Tu as certainement connaissance du tableau de Magritte, qui représente une pipe et qui est intitulé « Ceci n'est pas une pipe ». Toute représentation est un mensonge. Nous ne voyons pas le monde, parce que nous ne sommes pas le monde. Nous en avons connaissance par nos cinq sens, mais pour autant ces sens sont faillibles, et ce à plus d'un titre ; ainsi le prouve à l'envi la science, qui nous fait voir des objets en trois dimensions sur un support à deux dimensions. »

L'espace d'un instant, Kevin se demanda ce qu'il faisait là. La révolution qu'il voulait mener devait-elle se nourrir de philosophie quand les motifs de la faire étaient si évidents ?

  • Tu chipotes, tu joues sur les mots, vieil homme.
  • C'est ton cerveau qui chipote, qui joue sur la réalité, mon jeune ami. Ce n'est pas moi. C'est dans la nature de l'homme de ne voir que ce que son cerveau interprète. Pour autant, notre cerveau nous permet aussi de réfléchir et de comprendre, n'est-ce pas ? « Sache que forme n'est que vide, et que le vide n'est que forme. Forme n'est que vide, et vide n'est autre que forme. Sentiment, pensée, choix et la conscience elle-même sont vides1 » nous dit l'un des sûtras les plus importants du bouddhisme.
  • Je ne comprends rien de rien à ce que tu radotes, et je ne vois pas où tu veux en venir, vieil homme... »

Et voilà. Après la philosophie, la religion, à présent. Kevin sentit ses joues s'empourprer, signe d'une colère de plus en plus envahissante. Louis dut le sentir, car :

  • Encore un peu de thé ? »

Le vieil homme souriait, et les vapeurs montantes du Lapsang Souchong brouillèrent un instant son visage. L'espace d'un instant, sa figure sembla émerger du brouillard, comme un écho des paroles qu'il venait de prononcer.
Kevin et Louis sirotèrent le contenu de leurs tasses à petites gorgées.
Le thé était amer et fort, et ses senteurs au goût de feu de bois avaient quelque chose de réconfortant, créant dans la bouche des deux hommes un espace de douceur et de confort dans la froidure de l'hiver. Dehors, la neige avait commencé à tomber, et les bruits de la rue étaient assourdis par la chape blanche qui, lentement, se déposait à la surface du monde, la rendant immaculée et pure.
Plus bas, entre deux jingles grossiers et bruyants, la chanson avait changé. Lady Gaga, reconnut Kevin, qui n'aimait décidément pas cet artiste, mais n'avait guère le loisir d'y échapper, tant le titre était matraqué sur toutes les ondes.

  • Tu ne nieras pas l'importance de la liberté pour les hommes, n'est-ce pas, Louis ?
  • C'est quoi, la liberté ? Si tu parles de liberté, tu sous-entends que quelque chose t'emprisonne, ou que des servitudes te contraignent. Pour certains hindous, être libre, c'est « se débarrasser de toute matière, aussi bien subtile que grossière2 ». Nous sommes conditionnés par notre nature humaine à être dépendants de bien des choses : nous nourrir, respirer, vivre en société. Et pour cela, nous nous conditionnons à bien d'autres choses encore : gagner de l'argent pour nous acheter à manger et payer le toit sous lequel nous dormons, travailler pour gagner de l'argent. Aristote lui-même le disait, le travail est un esclavage ; de nos jours, je pense que c'est même le premier de tous les esclavages. »

Soit. Puisque le vieux ne démordait pas de sa volonté de philosopher, Kevin se résolut à suivre cette voie. L'idéal aurait été que la radio, dans l'appartement d'en-dessous, se taise, mais pour cela, il aurait fallu un miracle, ou un acte cathartique de violence explosive, solution qui tentait le jeune homme de plus en plus.

  • Mais je ne peux pas me passer de manger, tout de même, vieil homme ! Et il me faut bien un toit, pour pouvoir me reposer !
  • Pour autant, est-ce qu'un emploi est nécessaire ? Smohalla, indien Nez-Percé qui fondit la religion des rêveurs a dit ces paroles magnifiques : « Mes enfants ne travailleront jamais. Les hommes qui travaillent ne rêvent pas. Et la sagesse nous vient par les rêves. Vous me demandez de labourer la terre. Dois-je prendre un couteau et déchirer le sein de ma mère ? Alors, quand je mourrai, elle ne voudra pas me prendre dans son sein pour que j'y repose. Vous me demandez de creuser pour trouver de la pierre. Dois-je creuser sous sa peau pour m'emparer de ses os ? Alors quand je mourrai, je ne pourrai plus entrer dans son corps pour renaître. Vous me demandez de couper de l'herbe, d'en faire du foin, de le vendre pour être aussi riche que les hommes blancs. Mais comment oserais-je couper les cheveux de ma mère ?3 »

Dans le silence de la mansarde, qui suivit les paroles du vieux, l'air se chargea de nostalgie et de silence. Puis, en léger acouphène distant, une nouvelle fois Rhianna émit ses roucoulade poisseuses. Tentant de faire abstraction de la chanson qui rongeait son sang-froid, Kevin lança, comme un défi :

  • Je vis en ville, vieil homme, tout comme toi. De quoi puis-je me nourrir si je ne possède nulle terre pour faire pousser des céréales, des fruits ou des légumes, nul champ pour y faire paître mes troupeaux, nulle rivière pour étancher ma soif, nulle grotte pour m'abriter de la pluie ou de la neige, nulle forêt pour en brûler le bois et me chauffer ?
  • Alors, mon jeune ami, il te faut accepter d'être esclave de l'argent pour cela.
  • Mais l'argent est une nécessité, tout de même ! Comment, sinon, mesurer les choses et attribuer à chacun selon son travail ? »

Louis eut un petit sourire amusé.

  • Laisserais-tu mourir de faim ceux qui ne travaillent pas, par choix, comme l'ont fait les enfants du vieux Smohalla , ou par obligation, parce qu'ils ne trouvent pas à travailler, ou ne sont pas aptes à le faire ? Admettons que tu répartisses les richesses non selon le travail, mais selon le mérite, alors. Mais dis-moi, quel serait ton étalon pour effectuer de telles mesures et rétribuer les hommes de ta société ? Nos sens sont faillibles, et ce qui ravit l'un peut très bien agacer l'autre. A quel degré de faim devra se situer un homme pour avoir le droit de manger dans ta nouvelle société ? Et que lui feras-tu manger qui serait produit par tous ? De la viande de porc à un musulman ou un juif, de la viande de bœuf à un végétarien, des sucreries à un diabétique ?
  • Mais il faudrait pourtant trouver un étalon, ne serait-ce que pour éviter que certains s'engraissent sur le dos des autres !
  • En quoi le fait que l'on s'engraisse te déplaît-il ? Qu'est-ce qui fait que tu tiennes ainsi à vouloir que tous méritent leur nourriture ? Quel que soit ton critère pour décider qui mérite de manger et qui ne le mérite pas, tu seras dans l'erreur. La nourriture fait partie des besoins vitaux.
  • Bon, soit, tous pourront manger. Et satisfaire leurs besoins physiologiques, car je te vois venir, Louis. Ils auront le droit de boire, dormir et respirer tout autant. Et même, puisque cela également fait partie des besoins primaires, de se loger, de se protéger du froid et de la chaleur ainsi que des agressions. Te voilà satisfait, vieil homme ?
  • Non, mon jeune ami. Tu raisonne en hiérarchisant les besoins de l'être humain. Tu méconnais ce faisant tout un fatras de choses, dont le libre-arbitre, les notions de plaisir, l'âme, et ainsi de suite. Ni toi ni moi ne sommes réductibles à nos besoins, nous sommes des êtres vivants, non des formules mathématiques ou des concepts d'analyse. »

La radio, enfin, s'était tue. Le silence qui s'ensuivait dans le bruit de fond en était d'autant plus assourdissant. Kevin soupira :

  • Nous voici donc dans une impasse, si je comprends bien. Je suis venu te voir, car cela semblait important au groupe dont je fais partie, et qui veut que les choses changent dans notre société. Mais je crois que je perds mon temps ici. Dehors, la situation commence à devenir insoutenable, et en parlant avec toi, je n'ai entrevu aucune solution autre que la révolution.
  • Considères-tu donc notre conversation comme achevée ?
  • Je ne sais pas. Y a-t-il encore autre chose à dire sur le sujet ?
  • Oh oui, je crois. Par exemple, nous pourrions essayer ensemble de trouver les raisons qui motivent ce désir de révolution, de changement radical. De guerre civile, en somme. Nombreux furent ceux qui pensèrent avoir trouvé les causes de la guerre. Pour Clausewitz, cela peut être la résultat d'une volonté de puissance étatique, d'impérialisme, pourrait-on dire. Veux-tu faire la révolution pour imposer la puissance de l'état que tu mettras en place ?
  • Bien évidemment que non ! Je n'ai pas l'âme d'un tyran ! »

La neige au-dehors ne tombait plus, sa blancheur étouffait les bruits de la rue, et, tout compte fait, l'ambiance chaleureuse et confortable de la mansarde se prêtait bien à la réflexion. Kevin choisit de s'y adonner avec le vieux, après tout, ces questions étaient plus que légitimes, et à tout prendre, elles avaient le mérite de poser les questions sur l'après-révolution, en forçant à s'interroger sur son bien-fondé. Louis continua sur sa lancée :

  • Même si tu ne te considérerais pas comme un tyran, de facto tu publierais des lois, qui obligeraient tous les hommes de ta société, et ce même s'ils ne souscrivent pas à l'idée qui a présidé à leur élaboration.
  • Mais il faudrait tout de même un code, quelque chose qui indique précisément ce qui est permis et ce qui ne l'est pas ! Sans quoi, si tout était permis, des abus seraient possibles !
  • Des abus, il y en aura toujours, Kevin. Ne commets pas ce péché d'orgueil de vouloir croire que ta pensée équivaut ou est supérieure à celle de tout autre être humain. »

Le coup était rude. Kevin l'encaissa, masquant son trouble en finissant son thé, écoutant toujours Louis :

  • Mais admettons que tel soit le cas, de la sorte, tu pourras explorer plus loin les raisons que tu trouves de vouloir mener la guerre. La guerre est un facteur de cohésion sociale. Bismark a crée ainsi l'état allemand, selon l'expression consacrée « Par le fer et par le sang ». D'un regroupement de petites principautés, il a fait une nation, et c'est grâce à cela que l'Allemagne est née. Sans le fer et le sang, il n'y aurait jamais eu la nation allemande.
  • Peut-être ne peut-on faire d'omelette sans casser d'eux, Louis. »

Si Kevin souriait en disant cela. Louis, qui l'écoutait, affichait soudain un visage triste et désolé, empli de compassion.

  • Kevin, Kevin... Pour toi, donc, la fin justifie les moyens ? En quoi cela te distingue des financiers qui ont mené le monde jusqu'au point où il se trouve désormais ? »

Kevin blêmit. Puis :

  • Je ne suis pas comme eux, Louis ! Comment peux-tu donc me juger ainsi ?
  • Je ne te juge pas, Kevin. J'essaye de comprendre tes pensées, et les actions qui pourraient en découler. »

Un long silence s'installa. Puis, à l'étage du dessous, on entendit à nouveau résonner la radio, NRJ à présent, mais même si la station avait changé, le message global restait le même : consommez ce que nous déversons dans vos oreilles, parce que nous avons décidé que cela vous plaisait, et que vous n'avez d'autre choix que d'y souscrire. Kevin avait un sale goût dans la bouche, brutalement, un goût amer de choses pourrissantes. Alors, criant presque :

  • Tu m'embrouilles, le vieux ! Je suis venu te causer de révolution, pour essayer de te convaincre de nous rejoindre, parce que les autres membres du comité pensent que tu pourrais nous aider à faire cette révolution, et toi, tu me traites de tyran !
  • Quelle est la raison qui te pousse ainsi à t'énerver, Kevin ? T'ais-je témoigné une quelconque agressivité, t'ais-je blessé, physiquement, affectivement ou intellectuellement ? Je n'en ai pas conscience, mais si tel est le cas, excuse-moi, veux-tu ? Je n'ai pas souhaité ce conflit qui perce en toi, et je veux y mettre fin. Allons, calme-toi, reprenons une tasse de thé. »

La saveur du Lapsang Souchong évoquait, sur la langue de Kevin, des incendies, des choses qui ont brûlé et se sont éteintes, les souvenirs virtuels d'insurrections en d'autres temps et d'autres lieux. Lentement il reprit ses esprits et plongea son regard couleur de noisettes dans les yeux gris entourés de rides de son interlocuteur.

  • Je suis désolé, Louis. Je me suis senti agressé, en effet, même si je n'avais aucune raison de l'être.
  • Pourquoi t'es-tu senti agressé ainsi ?
  • Parce que j'ai eu l'impression que tu me jugeais pareil à ceux qui ont fait que la révolution est devenue une nécessité, aujourd'hui.
  • Ne te préoccupes pas de ce que je penses, mon jeune ami. Réfléchis simplement et dis-moi ce qui a fait que, même si je t'avais jugé ainsi, cela était une agression à tes yeux.
  • Peut-être l'orgueil, tu as raison, mon vieil ami.
  • Si tu allumes le brasier de l'insurrection, tu seras jugé, que tu le veuilles ou non, Kevin. Et souvent bien plus durement que tu penses que j'ai pu le faire. Et comment réagiras-tu alors ? En te mettant en colère, à nouveau ?
  • Euh... Je le suppose... »

Moqueuse, la ritournelle de Lady Gaga s'insinua dans la mansarde depuis le plancher, toute entière de facilité et de consensus, Kevin eut un mouvement d'épaules trahissant son agacement, comme s'il avait voulu faire tomber de son dos le poids lourd de cette culture insipide et uniformisée aux standards économiques.

  • Et pour eux, ces voisins qui écoutent des chansons que tu abhorres pas, que feras-tu ? Les obligeras-tu à goûter à la douceur d'un adagio de Bach, à l'éclat d'un concerto de Mozart, à la puissance d'une symphonie de Beethoven ? Les contraindras-tu à se nourrir de jazz ou de blues ?
  • Non, bien sûr ! Je ne veux pas d'une société de contraintes ! C'est simplement que ces gens-là ont manqué d'éducation musicale, qu'il n'ont en fait aucune culture digne de ce nom.
  • Orgueil, orgueil, orgueil ! Comment crois-tu qu'ils entendraient tes paroles ? Allons, mon jeune ami révolutionnaire, ils ont une culture qui n'est pas la tienne, mais elle fait partie d'eux, elle les a formés.
  • Justement, parlons-en... Elle les a déformés, tout au plus, pour que tous rentrent dans le moule de la musique calibrée pour une consommation exponentielle, et tout cela pour que les privilèges de certains nantis soient renforcés. »

A mesure qu'il parlait, que la tessiture de sa voix grimpait dans les aigus, que le ton se renforçait, les joues de Kevin rougissaient d'émotion contenue.

  • A nouveau tu t'emballes, Kevin. Reprends donc un peu de thé.
  • Je suis paumé, Louis. Autant, avant de venir, les choses étaient claires pour moi. Nous allions faire de ce pays, de ce monde, un endroit meilleur. Mais toi, avec tes questions et tes remarques, tu m'as largué. Alors, tu ne nous suivras pas, dans la révolution ? »

Le sourire de Louis était contagieux, et Kevin ne put faire autrement que d'y faire écho.

  • Je ne te suivrais pas dans ta révolution, Kevin, pas plus que je te demanderai de suivre ma révolution.
  • Tu es en révolution, Louis ? Mais comment ?
  • Il n'est qu'une seule révolution qui vaille, et elle est individuelle. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde, je m'applique à supprimer mon ego, à laisser passer sans les retenir les émotions qui me bouleversent. Je soigne ceux que je peux soigner dans la mesure de mes moyens, je fais tout mon possible pour que les conflits, inévitables par notre nature humaine, soient résolus au plus tôt ; et tout cela, je le fais en étant conscient que le seul levier à ma disposition pour changer le monde c'est ce que je suis. Je ne suis ni un gourou ni un meneur d'homme, je ne suis qu'un homme qui essaye autant qu'il le peut de devenir meilleur, empli de compassion et refusant de prendre en pitié, ouvert sur autrui même si cela signifie aller au-delà de mes croyances profondes. Et cela, c'est une vraie révolution humaine.
  • Je te comprends, Louis. Mais le monde, mais les injustices, il faudrait que je les oublie, pour suivre ta voie ?
  • Ne suis pas ma voie, mon jeune ami, suis la tienne. Écoute ce que dicte ton cœur, ne laisse pas les émotions prendre le pas sur qui tu es, et fais ce que tu penses devoir faire, au moment où tu penses devoir le faire.
  • Mais, et toi, Louis ? Ne puis-je t'aider ? Tu vis dans une minuscule mansarde, je gage que tes revenus sont très limités, alors que tu pourrais vivre bien plus aisément, avec plus de confort à ta disposition.
  • Ceci est mon choix, Kevin. Pourquoi refuses-tu de le voir ainsi ?
  • Je ne peux le croire ! Tu n'as quand même pas choisi d'habiter ici, dans cette mansarde minuscule, avec des murs si fins que le moindre soupir de tes voisins résonne comme une intrusion obscène dans ton espace !
  • Si, tel est pourtant mon choix. »

Soudain, Louis fut pris d'une quinte de toux qui le secoua tout entier. Au terme de celle-ci, son visage était pâle, et ses yeux larmoyants. Kevin soudain eut peur pour la santé fragile du vieil homme.

  • Il faut te soigner, Louis. Cet endroit est à la limite de l'insalubrité ! Il te faut de l'espace, de la chaleur !
  • A quoi pourraient bien servir de l'espace et de la chaleur à un vieillard qui a déjà fait bien plus que son temps sur Terre ? D'autres que moi, jeunes, et qui ont un monde à bâtir, en ont bien plus besoin. Eux ont une révolution sociale à mener. Va, Kevin, faire la révolution, puisque ton cœur te dicte que c'est nécessaire. Je te fais confiance, tu seras un grand dirigeant. »

Louis se leva du pouf et se dirigea vers la porte d'entrée, qu'il ouvrit. Kevin ne savait que faire. Il se leva lui aussi et rejoignit le vieil homme.

  • J'ai peur pour toi, Louis. J'ai peur.
  • C'est bien. La peur, si elle ne te submerge pas au point d'avoir les pensées claires, est un bon moteur pour avancer sur son chemin. Mais ne t'en fais pas. Je partirai le moment venu, quand mon heure sera venue. Adieu, jeune révolutionnaire. Et si les affaires publiques ne te prennent pas trop, songe également à effectuer ta révolution personnelle. A quoi bon changer le monde si toi-même tu ne changes pas ? Refuse ce qui est simple et consensuel, ou accepte-le en conscience. Saisis chaque occasion d'apprendre, sur le monde et sur les autres hommes, car c'est ainsi que tu apprendras sur toi. Sois ouvert et empli de compassion. N'aime que si tu ne peux faire autrement, mais alors fais-le totalement, de tout ton être, sans calcul ni volonté de possession. Et oublie mes paroles, car il est temps pour toi à présent de suivre ta propre route. »

Le lendemain, les premières barricades étaient levées, et le monde sur le point de changer, une nouvelle fois.
Il y eut des blessés, il y eut du fer et du sang.
Il y eut une nation toute entière unie contre l'oppresseur.
Il y eut des compromissions et des réconciliations, certaines très surprenantes.
Il y eut de la jalousie, des actes copiés, des actes feints, des actes manqués.
Il y eut des promesses, voilées ou implicites, de nouveaux conflits.
Puis il y eut la paix, finalement. Les stations de musiques diffusaient désormais du classique, du jazz et du blues, en sus des scies RnB et des chansons faciles.
Et au bout du compte, il y eut un leader qui buvait du thé noir fumé, en souvenir d'un des martyrs de la révolution, celui par qui tout avait débuté ; un vieil homme qui avait quitté sa minuscule mansarde, était descendu dans la rue, avait escaladé la toute première barricade, et s'était avancé tranquillement vers le forces de l'ordre, les avait saluées poliment, et avait entrepris de les défaire de leurs armes. Une matraque avait eu raison de son obstination têtue et sans agressivité, tout comme elle avait eu raison de sa boîte crânienne, la faisant éclater comme un œuf pour une omelette au goût amer.



1« Le cœur de la parfaite sagesse », ou « Prajnâpâramitâ Hridaya », cité par Albert Low, « Aux sources du zen », les éditions du Relié, Gordes, 2001

2Cité par Alexandre Desjardins, « Au-delà du moi », Éditions de la table ronde (disponible sur le web)


3Extrait de « Paroles indiennes », textes recueillis par Michel Piquemal, Albin Michel, collection « Carnets de sagesse », Paris, 1993

jeudi 31 janvier 2013

La Cucaracha


Y’a des gens tout pareils que la mer, icitte. Ils s’en viennent depuis le port, passent sur le sol, puis s’en vont comme ils sont venus, laissant juste derrière eux une vague trace, à peine une odeur. J’aimais bien glander du côté des barrières, pour les voir débarquer, tenter de savoir à l’avance la profondeur de la trace qu’ils allaient laisser derrière eux. J’aimais bien. Avant.
Avant la Cucaracha.
Elle a débarqué comme ça, et c’était, sur la mer de keupons qui grouillaient sur la tarmac, comme si d’un coup ma planète, cette saloperie de planète de merde, s’arrêtait de tourner, puis que nous autres, avec la force d’inertie, on était jetés ailleurs.
La Cucaracha.
Y’avait un chelou avec elle, un genre de dur de dur, qui roulait des muscles plus faits de fibre de carbone que de chair, avec des tendons qui saillaient tout autour du cou, probable du titane. Un type taillé pur mahousse, du genre à ouvrir sa route comme un brise-glace en repoussant les keums d’icittte sur le côté aussi facilement et aussi simplement que pisser dans la neige la fait fondre. Mais nous, on ne voyait qu’elle.
La Cucaracha.
C’est comme ça qu’on l’a tous baptisés, me demandez pas pourquoi. C’est venu sur la langue, avant de se piquer dans le cœur, comme une étoile de mer qui foutrait son bras sur le vôtre, et vous pomperait tout. Elle avait des jambes, longues, longues, longues, si longues qu’on aurait pu les escalader toute une vie sans jamais en voir la fin. Et là-dessus, un joufflu souriant comme un soleil oublié, chaud, ferme, jovial, dansant. Et plus haut encore, passé l’immense plaine où tournoyaient les galaxies de ses tattoos, les colonnes du ciel, pleine d’orgueil, généreuses, nourricières, où nous endormir. Tellement elle était elle, que son visage, personne pourrait plus vous le décrire. C’était juste elle, voilà tout, belle comme seule la beauté pure peut être belle quand elle est belle.
La Cucaracha.
Qu’est-ce qu’elle venait foutre sur Fumeterre, ça on avait tous compris, et ça nous mêlait dans les boyaux de la joie intense et comme un goût de vomi tout mélangé. C’était une poute de la haute, une qui monnayait ses services très chers sur une planète toute de douceurs et de plaisirs délicats. Elle était pas heureuse d’être icitte, ça se voyait clair pur. Mais le chelou à côté d’elle avec ses muscles en injecté sous la peau, lui, il ne lui laissait pas le choix. Et nous, derrière les barrières, on bavait, on trépignait, on était fous, on la voulait tous pour nous, rien que pour nous, la Cucaracha.
Et on l’a eue.
Tous.
La Cucaracha.
Sauf que c’est elle qui nous a eus, en fin de compte. On était la mer, la planète était le sable, d’ordinaire. Mais là, elle a été la tempête. Et rien n’a pu la briser.
J’ai jamais su pourquoi du comment qu’elle avait chois d’être poute. Elle causait pas max d’elle, faut dire aussi. Mais écouter, ça oui, elle savait. Ecouter et conforter ; ouvrir ses bras comme s’écartent les ailes d’un oiseau, et vous laisser vous nicher là, tout contre son cœur, où bruisse et chante un souffle infini, léger comme le chant d’un oiseau, puissant comme la course des soleils. Elle disait pas max, elle vous accueillait en elle tout simplement, et vous étiez perdu pour toujours.
La Cucaracha.
La poute. Les poutes, vous le savez bien, c’est du tout naturel, y’a rien d’inorganique dedans, c’est comme une perle que la vie a abandonné sur le sable et que vous ramassez, et que vous savez, d’un coup, que l’univers vous appartient au travers de cette perle. C’est la gueuze d’un seul, le seul qui peut la garder et l’entretenir, lui faire porter l’or et le jasmin, et de temps en temps, pour son buziness, la prêter, temporairement toujours, à des ceusses qui peuvent l’aider comme ci ou comme ça. On arrive à tout, si on a une poute. Mais c’est si rare qu’il y en ait une qui s’en vient par icitte…
Sauf que, des fois, la poute, elle se souvient qu’elle est humaine. Et parfois, rare de rare, elle se rebelle. Elle veut sa vie. Elle veut pas passer de bras en bras, de lit en lit, elle veut pas en elle de keums qu’elle aurait pas choisi, elle veut simplement être heureuse et libre. Comme nous tous, icitte. On connaissait pas son pimpe. On l’a jamais connu. On les connaît jamais, de toutes manières. Ils se planquent derrière des bilans, derrière des réunions où s’échange plus de pognon que n’en contient l’univers, derrière des décisions qu’on comprend pas mais qui les rendent encore plus eux, encore plus pimpe, tout bénef de la poute sur eux, et du bénef y’en a toujours, rien pour la poute, tout pour eux, encore plus pourris de dedans que de dehors. Elle était toute jeune encore, et avait une cicatrice sur le cou, une petite traînée avec plus de lait que de café sur sa peau de nuit. Alors on savait qu’elle s’était rebellée. Et que ça lui avait pas réussi.
A la Cucaracha.
Probable que, pour faire taire son chant de liberté, et parce que les pimpes supportent pas qu’on les empêche d’être pimpes de tout diriger, le sien avait décidé de la briser. Vieille histoire, vieille comme les poutes, et banale, somme toute. Vous me direz, où briser quelqu’un totalement, sinon icitte, sur notre charmante poubelle de planète qu’on nomme Fumeterre ? Rien que le fait que son pimpe connaissait Fumeterre disait bien combien haut il était, et de quelle hauteur il voulait la faire tomber, histoire qu’elle se relève plus jamais.
Ah, la Cucaracha…
Il a jamais pu la briser. Elle avait en elle, entre ses cuisses mais pas seulement là, la force de mille soleils, et la briser, c’était aussi impossible que d’empêcher une fusion dans un soleil. Le chelou pourtant a fait tout ce qu’il fallait. Il l’a refilé pour rien, des fois, à des sous-merdes, qui ont tenté avec elle des trucs qui n’avait jamais été tentés encore, ou alors uniquement en stim. Et histoire de bien taper sur les os, il ne l’a jamais laissé prendre du repos.
Elle avait des mains légères comme une plume, la Cucaracha, et même que vous veniez de passer des jours sous la pluie sans combine, que votre peau était couverte de pustules et de plaques suintantes, ça lui faisait rien, elle vous accueillait comme si vous étiez le plus grand prince que le cosmos ait jamais vu naître. Elle vous tissait une toile de soie autour de l’âme, vous y berçait, et c’était tellement magnifique, tellement fort, que souvent vous ne pouviez rien faire d’autre que de la laisser mener la danse. Et alors, et alors…
Qui pourra un jour dire, chanter, hurler même, la chaleur de ses étreintes, la force de l’ancre avec laquelle elle vous retenait, et le soleil grisâtre qui, sur sa peau, prenait dans les clairs-obscurs de la sueur des allures de feu liquide ? Y’a personne qui peut. Personne. Prenez votre rêve le plus fou, votre extase la plus puissante que vous pouvez rêver et vous pourrez pas comprendre tellement que c’était fort. Quand vous étiez avec la Cucaracha, elle n’était plus rien, y’avait plus qu’elle.
Je sais pas pourquoi, un jour, elle m’a causé d’elle. Je suis le seul à qui elle l’ait fait. Et maintenant, c’est trop tard, plus personne saura jamais si je le cause pas, icitte et maintenant. Alors je vais vous causer d’elle.
De la Cucaracha.
Elle était née sur une gentille planète, avec du soleil, des légumes, des céréales, du bétail, avec des prairies pleines de fleurs. Elle m’a raconté les abeilles, ces petits oiseaux minuscules qui volent de fleur en fleur et chopent la liqueur de parfum, puis la ramènent à leur ruche d’où coule un vrai ruisseau doré de douceur. Elle m’a dit qu’ici aussi, avant, si ça se trouve, il y avait des abeilles. J’ai rit, des abeilles icitte, c’était trop naze, pour ça, il aurait fallu qu’il y ait eu des fleurs un jour. Puis j’ai plus ri. Parce qu’il y avait cette vieille histoire qui courait, dans laquelle on causait d’un coin encore plus nice que Papeete, où il y avait des plantes toutes douces qui poussaient par terre, toutes vertes, et qu’on pouvait marcher dessus sans se déchirer la couenne. Elle m’a vu arrêter de me marrer, elle m’a demandé, et je lui ai raconté le topo. Son visage d’un coup s’est mis à rayonner comme un soleil du matin. Et dans mes tripes, j’ai senti comme un vent violent qui se serait levé, qui me dirait d’aller le chercher pour elle, ce petit coin où il y avait encore des abeilles.
J’ai pas eu que du facile, à quitter ses bras, mais j’ai fermé fort les yeux, et je me suis souvenu de son visage quand je lui y avait dit. Alors je suis rentré dans un rade sur Red Hot, et j’ai pris un jus après avoir causé au mutant.
Nous tous, icitte, on sait bien que, pour explorer, voyager, tout ça, y’a rien de mieux que le jus quand on sait s’y prendre. Le donneur vous refile ses rêves, mais derrière eux, tout au fond, quand vous savez y faire, vous trouvez une porte qui donne sur ailleurs, sur tous les espaces, sur toutes les dimensions. Y paraît même que, avec un bon mutant, avec un bon donneur, vous pouvez vous barrer d’icitte pour de bon, avec votre corps et tout et tout, pas que avec votre imagination. Et moi, je voulais des abeilles et du miel. Et ça, y’avait pas à Papeete. Le mutant était pas trop chaud, mais je lui ai causé de la Cucaracha, il a rigolé un bon coup (et je me suis foutu dans une rogne soleil sang parce que je me sentais foutu de ma gueule), et il a dit d’accord mon gars, on va te le trouver, ce ruisseau de miel qui coule des abeilles. Il a causé à la radasse, ils ont préparé un jus un peu spécial, et c’était parti.
Quand on voyage avec le jus, on sait pas trop où on va. C’est pour ça qu’il faut un mutant. Pas pour partir, oh non, mais pour vous ramener. Le donneur est le vaisseau, le mutant est le pilote, et vous êtes le capitaine. J’ai pensé très fort à la Cucaracha, en plissant les yeux, puis j’ai avalé mon jus, et le mutant m’a fait monter à bord.
On a volé longtemps, sur tout Fumeterre. J’ai vu des hydroponiques à perte de vue. J’ai vu les secrets de Grey Cave et les voleuses d’âmes de Black Knight. J’ai vu les champs de sel de Deep South et les vieillards gâteux de Rose Bose, les techs de Central Sanitaire et les moines de Green Hope, j’ai vu le sol comme un immense ruban noir de crasse et de fumée, mais j’ai pas vu de cette herbe et des abeilles.
Alors le mutant a déchiré l’air. Il y a eu une fissure, et le vaisseau du donneur s’y est faufilé. Et tout a changé, d’un coup…
Je reconnaissais la planète, je suis de Fumeterre, et on n’oublie jamais d’où on est issu. Mais c’était plus la même. Finies les pluies corrosives. Fini, le cratère noir de Grey Cave où grouillent des trucs qu’on préfère pas connaître. Fini la longue avenue de Red Hot, pleine de bruit et de violence. Juste des plantes gigantesques, plus grandes parfois que cinq ou même dix humains debout les uns sur les épaules des autres, avec une tige immense toute brune, ou grise, ou verte, et couronnée tout en haut, sur d’autres tiges plus petites, d’un feuillage hallucinant. Et l’odeur, comment pourrais-je jamais vous la dire ? Si un jour, la vie a pu être une belle chose, elle avait cette odeur-là.
Et j’ai vu les abeilles. Et les fleurs. Et les ruches sauvages. Et j’ai goûté le miel, et ma tête a explosé de bonheur.
Les voyages avec le jus sont toujours des aller-retours, d’ordinaire. J’ai été arraché, retourné avec mon dedans dehors et mon dehors dedans, j’ai été écrabouillé et pressé, puis jeté sur le sol du rade avec une force incroyable qui m’a laissé en tas, avec dans ma tête des choses qui y étaient pas avant mais qui y resteraient pour toujours. Le mutant m’a relevé. Il m’a entraîné dehors, m’a mis un bandeau sur les yeux, m’a fait tourner sur moi-même tant de fois que le sol bougeait tout seul sous mes pieds, m’a même assommé un moment, je crois.
Il m’a assis sur quelque chose de dur, m’a ôté le bandeau, et ils étaient tous là, les mutants. Ils ont violé mon âme tellement de fois que je ne sentais plus rien quand ils venaient et refluaient dans leurs explorations. Puis ils se sont décidés. Et ils m’ont expliqué.
Des mutants, on en connaît tous un ou deux, sur Fumeterre. Ça aide, des fois, et, hormis quand ils guident les voyages du jus, on les croit juste comme vous et nous.
Mais sauf que c’est des mutants. Et qu’ils ne sont pas tous nés cons. Alors ils ont décidé de s’assembler. Ils se réunissent, et tous ensemble, ils cherchent un moyen de changer le cours des choses sur cette planète. Ils savent, pour les abeilles et le miel. Et savent comment y faire pour y aller et en revenir. On s’en doutait tous un peu, nous les pas mutants, mais avec les jus et leurs pouvoirs, ils ont la possibilité de vous faire réellement voyager pour de bon, avec le corps comme avec l’esprit. Sauf que, en dehors d’icitte, personne ne le sait et ne doit le savoir. Sauf qu’ils n’avaient jamais tenté de voyager ailleurs que dans l’univers et le cosmos. Mais ça, c’était avant que je cause de fleurs, d’abeilles et de miel. C’était avant la Cucaracha.
Oh, ils avaient bien compris, les mutants, la poute et son pimpe qui voulait la fracasser, et elle qui n’avait nulle part où aller. Et ça faisait quelques temps déjà qu’ils s’étaient demandés jusqu’où ils pouvaient aller. Parce que, sans rien dire à personne, ils avaient déjà exploré tout l’univers connu et inconnu, et que partout, ils avaient rencontré soit des mondes inhabitables, soit des planètes écrasées par l’Imperium, soit des endroits vierges mais où tout était à faire. Ils avaient rencontré toutes les formes de vie de l’univers, les intelligentes comme les non-sapientes, ils avaient vu des civilisations éblouissantes comme des flammes et d’autres paisibles comme des champs de pavots, ils savaient tout de ce que l’on peut savoir sur les lieux, et s’ils ne savaient pas, ils savaient où trouver l’info. Ils avaient sympathisé avec des Capers, et connaissaient le réseau comme leur poche, même s’ils ne s’y rendaient que rarement. Ils savaient froisser et défroisser la trame de l’univers, et l’espace ne signifiait rien pour eux.
Mais le temps…
Alors ils m’ont dit. Il y avait la Cucaracha qui ne pouvait aller nulle part dans l’univers sans que un jour ou l’autre elle ne se fasse rattraper par son pimpe. Et il y avait cette expérience que jamais encore ils n’avait faite. Froisser et défroisser le temps. Ils m’ont dit…
Avant, il y a très longtemps, quand les vaisseaux ne parcouraient pas les étoiles, quand le réseau n’existait même pas, quand Fumeterre ne s’appelait pas encore comme ça… Ils avaient exploré le temps de Fumeterre, ce temps si particulier qu’icitte il fait des boucles et des nœuds, et qu’on ne peut pas vraiment en sortir, c’est pour ça qu’il pleut toujours et que les pluies vous bouffent la peau. Et ils avaient un peu la trouille d’en faire sortir quelqu’un.
Les mutant ne peuvent pas voyager. C’est le prix qu’ils payent pour leur pouvoir. Même ceux de Grey Cave, si particuliers avec leur caillou dans le crâne, ne peuvent pas. Ils sont condamnés à rester icitte, jour après jour. Et eux aussi, ils ont besoin de liberté. Alors ils cherchent, ils cherchent, ils cherchent, comment s’échapper.
Et la Cucaracha pouvait être leur vaisseau. Ils avaient besoin d’une ancre, d’un humain pas modifié, pour tenter le voyage. Et moi, là-dedans ?
Sans moi, la Cucaracha ne partirait pas. C’était le prix qu’elle avait décidé de payer pour pouvoir rêver et se regarder sans honte. Elle leur avait dit. Tout s’était décidé dans mon dos. J’aurais du être fou rage, plein de Soleil Sang, mais non, j’étais même plutôt heureux. Alors on a dit banco.
Tout à l’heure, dans ce rade si pourri que personne n’y vient jamais, pas même les techs de Black Knight, avec la Cucaracha dans mes bras, on va partir. Et, sous les frondaisons des branches de la forêt, on va s’aimer pour toujours. Icitte, mais ailleurs dans le temps. Dans le temps d’avant Fumeterre. On boira le miel des abeilles, et on sera heureux.
Ce n’est pas sans danger. Ça ne s’est encore jamais fait. Mais si ça marche, les mutants pourront, à tout jamais se barrer dans leurs rêves et offrir à tous des petits bouts de vérité. Il n’y a que comme ça qu’un jour, l’Imperium cessera d’être l’Imperium et que les règles du jeu changeront réellement.

Alors ils ont fait leurs trucs de mutants. A La Cucaracha et à moi. Comme qui jette un papier dans le vent, histoire de voire jusqu'où il va voler.

J’ai La Cucaracha dans mes bras, ses jambes longues comme une course vers une planète lointaine touchent les miennes. Nous sommes nus tous les deux, peau contre peau, et nous avons bu le jus. Puis le mutant touche nos épaules, et soudain, il pleut sur ma peau, et je suis mouillé sans être brûlé. Quand j’ouvre les yeux, une feuille verte d’arbre tombe sur nos deux corps étreints. Nous sommes arrivés, enfin…
La Cucaracha et moi.

samedi 10 décembre 2011

La voie du dessous


Cette nouvelle est actuellement en lecture. Elle devrait paraître dans une anthologie sur l'Afrique dirigée par Marc Bailly.

vendredi 11 novembre 2011

Incube (titre provisoire)

En dépit du soleil, haut dans le ciel et qui dardait des rayons brûlants sur ce bel après-midi d'été, l'endroit dégageait une impression un peu sinistre. Yseult, habituée pourtant aux bâtiments romans lourds et massifs de par sa profession d'archéologue médiéviste, en ressentait le poids peser lourdement sur ses épaules.

Etait-ce du aux glapissements courroucés des choucas, aux cris rageurs des corbeaux, ou aux piaillements incessants des hirondelles ? Même la forte luminosité n'arrivait pas à dissiper le sentiment d'angoisse ténu qui prenait le visiteur s'aventurant en ces lieux. Au milieu du concert criard d'oiseaux noirs se disputant la place, le chant de la mésange, que Yseult avait toujours associé à l'été, semblait incongru, déplacé. Même la tessiture, lisse et douce, du répons mélodieux d'un merle, composant pour sa belle une joyeuse complainte aux accords et trilles complexes, ne parvenait pas à rompre ce fond sonore lugubre.

La jeune femme sentit un frisson courir le long de la colonne vertébrale, alors qu'elle contemplait la tour, probablement seule subsistante d'un ensemble bâti au XIème siècle, peut-être pour défendre la place. Elle fit le tour de la bâtisse, luttant contre les ronces qui, alliées dans une âpre lutte territoriale aux orties, avaient envahi les anciennes douves en disputant une place chiche aux noisetiers, épine-vinette et houx. Chacun de ses pas faisait s'envoler une myriade d'insectes, sauterelles, grillons, papillons, coccinelles, qui trouvaient sous les feuilles et les tiges à la fois gîte et couvert. A deux pas de là, un immense aulne au tronc tortueux s'était acoquiné avec un hêtre à la ramure imposante et au tronc couvert d'un chèvrefeuille exubérant bourdonnant des ailes de milliers d'insectes butineurs ; leurs ramures emmêlées avait des allures de noces obscènes et contre nature. Sur le sol, dans quelques places laissées libres par les chiendents agressifs, un minuscule parterre de véroniques bleues apportait, contrastant avec la menthe odorante en fleur, une touche de couleur qui laissait augurer que la vie palpitait néanmoins ici sous une forme moins agressive. Et cette flaque d'azur, insignifiante somme toute, mais rehaussée en contraste du jaune des pissenlits ébouriffés qui poussaient un peu plus loin, était tout à fait à même de dissiper la gêne qui saisissait le visiteur en ces lieux.

Le cadastre disait juste. Il s'agissait bien d'une ancienne place forte, érigée probablement par un potentat local pour se défendre contre les brigands et conserver un lieu sûr. En grosses pierres, le mur était colmaté par un mortier d'argile et de paille sur lequel le temps avait laissé de fréquents jours que colmatait, en grands pans d'un vert sombre, un lierre exubérant. La porte en bois, depuis longtemps retournée à la poussière et aux insectes xylophages, n'était plus ; une végétation clairsemée, de plus en plus pâle à mesure que l'on pénétrait dans la tour, tentait de coloniser les lieux. Si, comme Yseult en avait l'intime conviction, il s'agissait là d'un bâtiment exceptionnellement conservé, il y avait urgence à le dégager de la gangue végétale qui menaçait de le réduire à quelques rocs épars.

Quand l'archéologue passa le seuil, une nuée de choucas prit son envol, et elle eut la brève impression que, de cette tenture noire et mouvante, se dégageait comme une longue respiration sèche issue d'un passé à jamais perdu sous la poussière. A nouveau, elle frissonna.

Une chose, ronde, molle et dure à la fois, faillit la faire choir alors qu'elle marchait dessus. Se baissant, Yseult ramassa un crapaud débonnaire qui plongea les paillettes d'or de ses yeux dans les iris couleur de ciel de l'archéologue. La jeune femme sourit. Elle avait toujours apprécié ces batraciens discrets, déifiés en Égypte et ailleurs, et ne goûtait guère aux légendes associant cet animal aux maléfices et à la mort, préférant indubitablement l'associer aux contes où, sous l'effet d'un baiser, il se transformait en prince charmant. Elle fut tentée, par défi autant que par amusement, d'expérimenter un bref instant la véracité de ces histoires anciennes. Yseult aurait bien besoin, en effet, d'un prince charmant. Son cœur de gratteuse de poussière était en jachère depuis bien trop longtemps et le vide que constituait dans sa vie son statut de célibataire appelait tant à être comblé quand, parfois, la nuit, elle s'éveillait dans des draps qui soudain lui semblaient bien trop froids, et son lit bien trop grand pour une seule personne. Mais elle n'était pas venue céans pour jouer les jeunes princesses enamourées ou les rêveuses évaporées. Lui accordant une brève caresse, elle reposa le batracien sur le sol.

L'intérieur, pauvrement éclairé par les ouvertures multiples dans les parois, baignait dans la luminosité verte apportée par le soleil filtrant le lierre. L'air sentait sentait l'humus desséché et des souvenirs de choses mortes auxquelles se mêlaient des remugles acides de déjections animales. Sous sa chaussure de marche, quelque chose craqua, ossement d'un petit rongeur dévoré ici au calme par un renard ou un blaireau, ou encore squelette d'un oiseau aux plumes fanées parsemant de leur souvenir coloré les reliefs anciens du festin d'un rapace. Si la tour ancienne était bien connue de la vie animale, pour autant l'homme ne faisait plus partie de ses occupants depuis bien longtemps. D'ailleurs, qui aurait bien voulu s'installer ici, loin de tout ? La place, située en hauteur, offrait certes un panorama impressionnant sur les alentours, mais la forêt proche en encombrait l'horizon et pour accéder ici, Yseult avait dû batailler ferme pour s'extirper des sous-bois touffus qu'une nature foisonnante de verdure avait colonisé totalement.

Conséquent de l'éboulement partiel d'un mur, un gros tas de pierres encombrait un angle de la pièce. Au sol, d'innombrables coquilles d'escargot vides indiquaient sans l'ombre d'un doute qu'une famille hérisson y avait demeure depuis de nombreuses générations.

Le rez-de-chaussée, se composait en tout et pour tout d'une seul pièce, carrée, et vide. L'œil exercé de Yseult distingua néanmoins, aux légères marques sur le sol, l'emplacement de quelques meubles, depuis longtemps pulvérisés par l'inexorable passage du temps : une table, quelques tabourets ou bancs, une armoire peut-être, un coffre ou un râtelier...

A la lueur de la lampe torche qu'elle venait d'allumer, la jeune femme trouva sur la terre qui composait le sol des traces rouges, du fer certainement depuis longtemps rongé et retourné en poussière sous l'action de l'humidité et de la rouille conséquente. Il y avait eu des armes entreposées ici, et l'on pouvait sans peine imaginer, dans ce tracé oblong, la forme d'une longue dague, ou encore en cet endroit la rondeur d'une masse, voire plus loin, là, multiples, les restes de fers de lances. Yseult, consciente toutefois qu'il eût fallu des analyses chimiques pour en avoir la certitude, pensait pour sa part, tant en raison de la nature des lieux que de leur emplacement, qu'une garnison était postée ici, autrefois, quand résonnaient les bruits des hommes et que la nature n'avait pas repris ses droits. Mais désormais, seuls les fantômes des armes hantaient encore les lieux et venaient confirmer ses soupçons.

Un escalier, au fond, en pierre, menait vers le haut. Il avait curieusement été épargné par les ravages de l'entropie, et semblait suffisamment solide pour que l'on puisse s'y aventure. L'archéologue y posa le pied et, lentement, précautionneusement, tout autant pour éviter de l'abîmer qu'afin de ne point chuter, en gravit les degrés. Si le plafond depuis belle lurette n'était plus, il en subsistait de grandes poutres marquées des tunnels et circonvolution des tatouages dus aux vers xylophages.

L'escalier débouchait sur un espace, carré lui aussi, et vide. Une ouverture béante dans le mur laissait pénétrer un petit peu largement les rayons du soleil. L'étage sans conteste était destiné à disparaître dans un avenir très proche et semblait ne tenir en place que grâce à la vertu des innombrables toiles d'araignée festonnant liant les poutres aux parois et aux restes de planches vermoulues dont seul subsistaient quelques moignons, accrochés aux parois comme des arapèdes sur des rochers affleurant, attendant que patiemment la mer du temps les dissolve et les façonne en grains de sable. Toutefois, aux légers affaissements locaux des bastaings anciens et vermoulus, l'on pouvait encore deviner, avec un rien d'imagination, le souvenir de cloisons.

Sans raison aucune, Yseult pensa que l'étage autrefois servait de prison ; mais qui donc avait-on enfermé ici ? Des brigands capturés en attente de leur jugement ? Et si cette tour était le repaire de malandrins, de détrousseurs, des hommes et femmes, dans l'attente d'une rançon payant le solde de leur incarcération ? Les hommes étaient souvent cruels, en ces temps troublés, ne reconnaissaient pour seule et unique raison que la loi du plus fort. Les pensées de la jeune femme prenaient un ton morbide, contrastant violemment avec la clarté de l'après-midi et les bruits de la nature bruissant de vie au sein du lierre extérieur et dans la moindre fissure de la paroi. Effleurant les franges de son esprit, des images naquirent brièvement de torture, de violence, de cris et de pleurs, de larmes et de sang versé, pour s'évanouir aussi rapidement qu'elles avaient vu le jour. Mais l'archéologue était accoutumée à de telles pensées, et la force de l'habitude les avait apprivoisées, et désormais elles n'étaient que des données à computer, à ordonner pour bâtir un tableau des temps anciens.

Comme elle le faisait fréquemment lorsqu'elle découvrait un possible lieu de fouilles, Yseult s'assit, dos contre la paroi, sur la dernière marché de l'escalier, et tenta de sentir l'atmosphère des lieux, de s'en imprégner, de mieux appréhender où elle se trouvait et ce qu'il était possible de faire, d'imaginer comment alors étaient agencées les pièce de la bâtisse. Les yeux fermés, elle écoutait, sentant sur sa peau la chaleur du soleil, sous ses fesses la pierre, froide en dépit de la température de l'été, contre son dos le grain grossier des roches mêlées aux restes du mortier qui les avait assemblées et jointes.

Quoi qu'ait pu être cette bâtisse, l'archéologue s'y sentait bien, le Moyen-Age et ses cruautés étaient loin dans le temps, et la jeune femme s'abandonna, l'espace de quelques instants, à ce sentiment de ne faire qu'un avec l'endroit, un peu comme si toute sa vie n'avait été qu'une longue convergence inéluctable vers cette tour médiévale, comme si, ici, enfin, elle trouvait, au-delà de son emploi, un vrai sens à son existence. Plongée dans une rêverie profonde, elle en perdit la notion du temps.

Le tonnerre, éclatant brutalement, la fit sursauter, réveillant en sursaut dans son fracas un vol fébrile de murins, rhinolophes, oreillards et noctules ; répondant à la nuée des chiroptères, la pluie, déversée à foison d'innombrables tonneaux célestes, tomba à verse, et les nuages, chargés d'énormes gouttes, cachèrent le soleil qui l'instant d'avant chauffait sa peau. Un vent violent, froid et humide, se leva, faisant tourbillonner la poussière en grands diables virant en tous sens. Yseult enserra ses genoux dans l'étreinte de ses bras et, brutalement saisie par la différence de température, frissonna. Si elle était, là où elle se tenait, relativement à l'abri de la pluie, les grandes gifles de la bise d'orage la fouettaient sans discontinuer. L'escalier déjà était trempé, et le descendre allait s'avérer pour le moins périlleux ; aussi attendit-elle la fin de l'orage estival qui, sans discontinuer, faisait rage au-dehors.

***

Yseult fut réveillée par un hurlement affreux qui faillit la faire choir des marches de l'escalier. Se morigénant, se moquant d'elle-même et de ses craintes stupides, elle identifia le cri terrifiant d'une jeune chouette effraie. Elle n'avait pas souvenir de s'être endormie ; ses muscles raides lui affirmaient que pourtant tel avait bien été le cas. La lune s'était levée, l'orage éloigné. Il faisait frais, mais non au point de glacer la peau. Seul souvenir de la tempête, un vent léger caressait le visage de la jeune femme, portant des senteurs nocturnes, mais aussi celle de la poussière, de choses oubliées et que l'on aurait tort de vouloir se remémorer. Une chouette en maraude hulula, et son chant bientôt fut repris de proche en proche par ses congénères. De la mer de son assoupissement émergeait dans l'esprit d'Yseult, en écume frémissante volant au vent de ses pensées, d'étranges images, un homme en costume médiéval, des armes, des combats, la brûlure d'un amour intense. Si elle avait prêté quelque attention aux signes et messages des rêves, elle aurait pu en conclure que la tour avait capturé une parcelle de son âme et que les pierres et les murs chargés d'âge lui communiquaient des visions chargées de sens et des messages la concernant, elle, sa vie, sa fonction, son avenir ; mais lorsqu'on est archéologue, toute théophanie est à prendre comme expression culturelle, et Yseult écarta bien vite ses pensées, indignes de la chercheuse cartésienne qu'elle se targuait d'être.

Gagnant en force, le courant d'air se fit insistant. Soudain inquiète devant ce phénomène étrange, l'archéologue regarda autour d'elle : il lui sembla, incongrûment, qu'il n'y avait que sur son corps que soufflait le vent. Elle tendit l'oreille. Au sein des bruits nocturnes de la nature, elle perçut comme un murmure sec et froid échappé d'une bouche chargée d'éons ; glacée d'horreur, la jeune femme crut y reconnaître son prénom, chuchoté dans la nuit : « Yyyyyyyyyseuuuuuuuult ... Yyyyyyyyseuuuuuuuuuult ... »

Tentant de masquer, sous un rictus amusé et crispé, la crainte qui commençait à lui tordre les entrailles, Yseult se raisonnait : nul ne pouvait l'appeler, il n'y avait personne aux alentours, ce devait être l'effet de son imagination débordante, de ses songes et rêveries ineptes. Mais à mesure que passait le temps et que son visage était incessamment balayé par le vent sec, le cri se faisait plus précis, plus proche, évoquant le bruit de grandes ailes de rapaces, mais aussi la menace inéluctable de grand périls à venir.

Mais le vent, brise se faisant bise, centré sur sa personne, insistant, caressant ses joues, s'attardant sur ses lèvres, balayant dans le même temps sa nuque au mépris des lois qui régissaient les mouvement des mouvements d'air....

« Un vent tournoyant, probablement, ou tourbillonnant, ou que sais-je encore » tenta-t-elle de se rassurer. Mais quand ce vent s'insinua entre les boutons de sa chemise pour venir passer sur sa peau nue, elle ne put empêcher un intense sentiment de frayeur l'envahir. Elle eut pu se lever, courir au bas des marches et retrouver plus loin, au terme d'une bonne heure de marche, la civilisation et l'abri, confortable et rassurant, de sa voiture ; glacée de terreur, elle était paralysée, bloquée là en haut des marches, en cette tour à vocation guerrière passée, dont l'atmosphère soudain serrait sa gorge et faisait battre son cœur d'une violente panique glaçant ses sangs et la pétrifiant sur place, faisait couler en ses veines un sang plus froid que le plus profond des hivers, roidissant ses muscles et la laissant ainsi désarmée et sans défense, proie devenue jouet sous les prunelles d'un effroyable prédateur.

« Yyyyyseuuuuuuuuuult, souuuuuuuuuuviiiiiiiiiens-toiiiiiiiiiiiiiiiii... Yyyyyyyyyyyseuuuuuuuuult, Yyyyyyyyyseuuuuuuuuult, souuuuuuuuuuuuuviiiiiiiiiieeeeeeeeeens-toiiiiiiiii ... »

Son imagination désormais lui faisait interpréter les vagissements du vent dans les pierres disjointes, la portait à donner un sens à ce qui n'était que fariboles, monstres dans le placard et autres contes à dormir debout. Pour autant, la jeune femme se sentait bien incapable de bouger et de quitter les lieux. Les yeux fermés avec force, elle tentait sans grand succès de se rassurer, de se raisonner, quand soudain le vent, de plus en plus insistant, de plus en plus fort, arracha le premier bouton de sa chemise, exposant la naissance de sa gorge nue.

Yseult, brisant brutalement la gangue de terreur qui avait emprisonné jusqu'ici ses cordes vocales, hurla de terreur.

Alors, soudains le vent cessa de souffler.

jeudi 16 décembre 2010

Bolltroal

Qui n'a jamais entendu Bolltroal tousser, au beau milieu de la nuit, dans un récepteur télé débranché, ne sait pas ce que c'est que l'angoisse.

C'est une toux grasseillante, comme des cailloux qui rouleraient dans une bétonnière emplie d'huile, roulant les uns sur les autres dans un fracas métallique et mouillé.

Et sa voix, sa voix... grêle, haut perchée, ridicule ; même si personne jamais ne le vit, ceux qui eurent un jour le déplaisir de l'entendre ne peuvent désormais imaginer Bolltroal autrement que sous la forme d'un gnome obèse, au visage pourtant terriblement famélique, un visage où la peau serait tendue à se craquer sur des pommettes osseuses, et au beau milieu de celui-ci, embroché comme un rameau de saule tortueux, un nez long et grêle, surplombé de deux petits yeux malveillants aux reflets jaunes ; quant sa bouche, croissant de lune grignoté par des minuscules dents pointues, ouverte sur un rire moqueur et terrifiant, comment l'oublier ?

Voyez mes cheveux, qui en l'espace d'une nuit sont devenus blancs, voyez mes mains qui tremblent, mon regard affolé sans cesse qui court d'un coin sombre à un autre, observez comme le moindre bruit me fait sursauter. J'ai connu ce démon, dans une autre vie, dans un passé qui n'est pas si loin. Mais j'en suis revenu. Alors, excusez mes gloussements hystériques, excusez mes sautes d'humeur. Car, moi, j'en suis revenu, même si ayant laissé dans cette rencontre une part de moi-même, peut-être la plus importante ; mon âme, diraient certains.

Cela a commencé un soir alors que j'étais couché et errai entre sommeil et conscience, entre rêves et réalité.

Un toux, grasse et malsonnante, m'avait réveillé. Celle de Bolltroal, même si je ne connaissais pas son nom, à l'époque. Autour de moi, la maisonnée dormait, silencieuse. La gouvernante, dans sa chambre, ronflait. Le cuistot, à l'étage, remuait dans son seommeil, faisant grincer les ressorts de so sommier. C'était l'hiver, un hiver gris et triste au manoir, avec le chant des râles d'eau et des effraies pour vous tenir compagnie dès 17 heures, quand le soleil se couche..

Je ne vis plus au manoir. Nul n'y dort plus que, le temps d'une nuit, des hôtes de passage, de ces personnes qui souhaitent connaître le grand frisson et se moquer au petit matin de leurs terreurs nocturnes. A leur grand dam, Bolltroal ne se montre plus, pas plus que son grand chien jaune qui arpentait les couloirs et les escaliers, quand tout était calme et endormi, ses griffes cliquetant sur le bois du parquet et éveillant des échos étranges et secs dans les chambres inoccupées.

Un manoir, pour l'entretenir, on en fait en général un hôtel plein de cachet. En matière de cachets, le mien regorgeait de ceux prescris par les différents médecins et psychiatres qui se succédèrent un jour ou un autre à mon chevet, car sinon... En soi, la bâtisse du 19ème siècle avait ce caractère ostentatoire et industriel très m'as-tu-vu qui avait cours dans la petite noblesse bretonne d'alors. Façade tout en angles, une petite terrasse, des fenêtres rectangulaires, et hormis la vue magnifique sur la forêt, rien d'exceptionnel, somme toutes. Sinon qu'on l'a disait hantée.

Et que l'on avait raison, même si les fantômes qui la hantent sont faits de souvenirs douloureux et culpabilisants. La seule force de Bolltroal est là, mais il me fallut plus d'une nuit pour le découvrir.

Car c'est de la sorte que ce démon se manifeste, par les souvenirs. Ça, et sa toux, dans les récepteurs télés éteints, et quand tout le monde dort profondément, bien sûr.

De tous ceux qui y louèrent une chambre, je ne sus que rarement comment ils avaient eu vent de la hantise du manoir. Le web, peut-être, ou alors un entrefilet dans un journal quelconque en mal d'article sensationnel. Mais cela n'a gère d'importance.

jeudi 30 octobre 2008

Brumes de nuit en phase d'évaporation

Me voici à nouveau, Luminalba, présent devant toi. Je sais que, concernant de nombreux textes, ils sont nombreux à m'attendre, il y a Lucie, il y a Ned, il y aussi ce fan-club qui s'est créé. Mais parfois, le besoin d'écriture ne s'accomode pas de chemins nécessaires et prend des voies de traverses, nourri par les liens hors des textes, ceux de la vie où vivent de vraies personnes. On ne maîtrise pas toujours son inspiration. Alors, pour ceux qui avaient aimé la princesse et le paysan, voici une variation locale de ce compte. A bientôt, les gens, portez-vous bien, et n'oubliez jamais de chanter.

Marguerite blanche biche


Selon une très vielle légende,

En hommage à Charles Quimbert et à tous les collecteurs des souvenirs qui s’effacent.
La nuit particulière de cette année -là, le vent s’est éteint, avec un dernier chuchotis murmuré dans le friselis de l’eau du lac. L’automne roussissait les fougères et rougissait les feuilles des arbres. Sur l’eau immobile s’est dessiné, tremblotant, le reflet de la lune pleine et de son halo d’argent. Une chouette est passée, silencieuse, dessinant de son vol léger une fragile strie, noire et fugace, sur le tapis d’étoiles de la nuit. Un grand frisson a parcouru les berges du lac du château de Comper, quand dans le monde caché gémirent, pour la première fois de tous les temps, les voix des pleureuses.
Sous l’onde, tout dormait. Dans le palais de cristal de dame Viviane, que seul savent discerner ceux qui accrochent des étoiles dans les irisations de leurs pupilles, rien ne bougeait, les portes étaient closes. Les algues ondulaient paresseusement dans le léger courant et l’on aurait presque pu se croire emprisonné dans un verre épais. La proximité entre le monde du petit peuple et celui des humains se faisait évidente, et ses frontières fragiles ; car des ponts parfois naissent spontanément, en de telles nuits, quand une feuille, en cercles lents, choit du firmament et fait croître, sur la surface du lac, des cercles concentriques qui lentement s’éloignent et s’évanouissent au lointain.
Viviane avait parmi ses suivantes une dénommée Marguerite, fille des forêts qui l’avait suivie dans son palais. Et quand les soirs de pleine lune résonnait l’appel du cerf sous les ramures des bois proches, Marguerite sentait battre plus fort son cœur, et le désir la prenait de revenir parmi les siens. Alors, subrepticement, sans déranger le moindre grain de sable du fond du lac, elle ouvrait l’une des fenêtres du palais de cristal et s’accoudait sur son chambranle. Elle soupirait silencieusement, écoutait, à en perdre raison, les bruits des halliers et des sentes, le passage furtif d’un renard en maraude, le grognement sourd du sanglier fouissant, le halètement de la harde qui paissait dans les clairières et qui, sans nul doute, formait des panaches de vapeur dans la froidure de la fin d’octobre. Le mois tirait à sa fin, et novembre à venir était en gésine de linceuls blancs sur l’herbe du matin.
Un tel soir, elle sentit sur son épaule, léger comme un rêve de papillon qui se poserait, la paume de sa maîtresse :
- Te voilà bien songeuse, Marguerite. Quel est ce secret qui barre ton front d’une ride, qui éteint les étincelles dans tes yeux ?
- C’est que je me languis, Viviane ma maîtresse. Les arbres de Brocéliande me manquent, comme le bruit de mes pas dans les feuilles mortes, et l’odeur de l’hiver qui peu à peu empreint le monde de la terre, quand ici est le monde des eaux.
- Tu es fille des forêts, et tu as choisi de demeurer avec moi, m’en faisant la promesse ; souhaites-tu que je te délie de ce serment ?
- Je n’ose vous le demander, Viviane ma maîtresse. Mon cœur se consume de ne pouvoir à nouveau battre sous la cime des hêtres et des chênes.
- Alors va, Marguerite, je te délie, pour une nuit, de ton engagement. Cette nuit est tienne. Mais cependant, je te mets en garde…
- Oui, Viviane ma maîtresse ?
- Hors de ce palais, la vie n’est pas seulement chemins de chevreuils et blaireaux, car depuis que tu me suivis ici, les hommes se sont arrogés le droit de faire la forêt à leur image, une image de force, de violence et de mort. Prends garde à ne pas croiser leur chemin, Marguerite.
- J’en aurai grand soin, Viviane ma maîtresse. »
Etendant ses bras couverts d’une mante en tissu léger, Marguerite prit son envol du fond du lac, gagnant la surface à grands coups d’aile tranquilles. Entre les nénuphars, sa tête émergea, et l’eau lissait ses cheveux blancs et faisait un masque luisant à sa douce figure. De la manière d’un serpent, sinueuse et vive, elle gagna le rivage et sortit de l’onde, sous la pleine lune d’octobre.
Suivante de la fée Viviane, elle connaissait le secret des images. Sur le lac, son reflet explosa sans un bruit en une myriade d’étincelles fulgurantes. Quand repassa sous l’astre nocturne le vol de la chouette, buvait, le cou tendu, éclairée par l’argent de la lune, une blanche biche.
Marguerite releva la tête, huma l’air de ses naseaux veloutés, ses oreilles frétillèrent. D’un bond gracieux, légère comme une touffe de plumes emportée par le vent, elle s’élança en direction des arbres proches.
La harde paissait dans la clairière. Elle passa la nuit avec ceux qui étaient ses semblables à présent. Puis, au petit matin, comme la brume se levait sur le lac, elle regagna l’onde et redevint la suivante de la fée Viviane, jusqu’à l’année suivante.
Il en fut ainsi, au fil des temps ; chaque dernière nuit d’octobre, elle quittait le palais de cristal et renouait avec les liens de la forêt. A chaque fois, le paysage, pourtant toujours le même, différait. Un pont fut construit, un château de pierre érigé, des hommes y vécurent, se succédant génération après génération. Il y eut des flammes, certaines années, qui couronnèrent l’édifice, et ces années-là Marguerite ne quittait pas le palais de cristal. Il y eut des fracas terrifiants, acier contre acier, des râles, des cris et des pleurs, et ces années-là non plus elle ne s’éloignait du palais que la magie de sa maîtresse, instruite par le grand Merlin, cachait aux yeux de tous, de plus en plus profondément, de plus en plus loin.
Le monde des hommes se transformait, des machines bruyantes rayaient l’azur du ciel, des détritus étranges se posaient sur le fond du lac, désormais de vase, et y demeuraient pour une éternité, refusant de retourner à la terre comme le font les seules choses qui comptent.
Mais un jour, sur les berges du lac, refleurirent les robes et les broderies de temps révolus, et, suivis d’une troupe assez grossière d’humains du vingtième siècle, des figurants encostumés faisaient revivre la splendeur des âges d’autrefois, quand les frontières entre les mondes étaient plus ténues. Cette année-là, alors que, à proximité du lac, le chêne fêtait ses quatre cents ans, Marguerite osa à nouveau quitter le palais. Mais elle ne se transforma point en blanche biche, choisissant de côtoyer, l’espace d’une nuit, ces humains de théâtre. Au fil des ans, elle apprit à les connaître, et dorénavant, son cœur battait plus fort et rougissait ses joues quand surgissait Renaud, la taille souple, les épaules larges, le cheveu noir et les yeux bleus.
Il faisait partie de la troupe du Cercle de l’Imaginaire Arthurien qui, tous les ans, pour le bonheur des touristes, tentait de faire revivre les légendes de Brocéliande. Il sympathisa avec Marguerite, et s’étonnait de ne la voir qu’une seule nuit l’an ; mais jamais la suivante de Viviane ne lui révéla son secret. Il lui fit maintes promesses, lui tint maints langages roucoulés d’amoureux, la prit souvent par la taille, inventait pour eux deux des jeux adultes, mais jamais ne sut voir la blanche biche sous la peau de la femme ; quant à la suivante de Viviane…
Renaud rêvait les temps imaginés de la légende, les recréait sans se soucier de leur vérité ou de leur cohérence, jouait être un seigneur de jadis, vivait en somme plus sous son costume médiéval que dans son triste habit gris d’humain banal. Mais toujours, il ne voyait Marguerite qu’une seule nuit l’an.