La Cucaracha
Y’a des gens tout pareils que la mer,
icitte. Ils s’en viennent depuis le port, passent sur le sol, puis
s’en vont comme ils sont venus, laissant juste derrière eux une
vague trace, à peine une odeur. J’aimais bien glander du côté
des barrières, pour les voir débarquer, tenter de savoir à
l’avance la profondeur de la trace qu’ils allaient laisser
derrière eux. J’aimais bien. Avant.
Avant la Cucaracha.
Elle a débarqué comme ça, et
c’était, sur la mer de keupons qui grouillaient sur la tarmac,
comme si d’un coup ma planète, cette saloperie de planète de
merde, s’arrêtait de tourner, puis que nous autres, avec la force
d’inertie, on était jetés ailleurs.
La Cucaracha.
Y’avait un chelou avec elle, un genre
de dur de dur, qui roulait des muscles plus faits de fibre de carbone
que de chair, avec des tendons qui saillaient tout autour du cou,
probable du titane. Un type taillé pur mahousse, du genre à ouvrir
sa route comme un brise-glace en repoussant les keums d’icittte sur
le côté aussi facilement et aussi simplement que pisser dans la
neige la fait fondre. Mais nous, on ne voyait qu’elle.
La Cucaracha.
C’est comme ça qu’on l’a tous
baptisés, me demandez pas pourquoi. C’est venu sur la langue,
avant de se piquer dans le cœur, comme une étoile de mer qui
foutrait son bras sur le vôtre, et vous pomperait tout. Elle avait
des jambes, longues, longues, longues, si longues qu’on aurait pu
les escalader toute une vie sans jamais en voir la fin. Et là-dessus,
un joufflu souriant comme un soleil oublié, chaud, ferme, jovial,
dansant. Et plus haut encore, passé l’immense plaine où
tournoyaient les galaxies de ses tattoos, les colonnes du ciel,
pleine d’orgueil, généreuses, nourricières, où nous endormir.
Tellement elle était elle, que son visage, personne pourrait plus
vous le décrire. C’était juste elle, voilà tout, belle comme
seule la beauté pure peut être belle quand elle est belle.
La Cucaracha.
Qu’est-ce qu’elle venait foutre sur
Fumeterre, ça on avait tous compris, et ça nous mêlait dans les
boyaux de la joie intense et comme un goût de vomi tout mélangé.
C’était une poute de la haute, une qui monnayait ses services très
chers sur une planète toute de douceurs et de plaisirs délicats.
Elle était pas heureuse d’être icitte, ça se voyait clair pur.
Mais le chelou à côté d’elle avec ses muscles en injecté sous
la peau, lui, il ne lui laissait pas le choix. Et nous, derrière les
barrières, on bavait, on trépignait, on était fous, on la voulait
tous pour nous, rien que pour nous, la Cucaracha.
Et on l’a eue.
Tous.
La Cucaracha.
Sauf que c’est elle qui nous a eus,
en fin de compte. On était la mer, la planète était le sable,
d’ordinaire. Mais là, elle a été la tempête. Et rien n’a pu
la briser.
J’ai jamais su pourquoi du comment
qu’elle avait chois d’être poute. Elle causait pas max d’elle,
faut dire aussi. Mais écouter, ça oui, elle savait. Ecouter et
conforter ; ouvrir ses bras comme s’écartent les ailes d’un
oiseau, et vous laisser vous nicher là, tout contre son cœur, où
bruisse et chante un souffle infini, léger comme le chant d’un
oiseau, puissant comme la course des soleils. Elle disait pas max,
elle vous accueillait en elle tout simplement, et vous étiez perdu
pour toujours.
La Cucaracha.
La poute. Les poutes, vous le savez
bien, c’est du tout naturel, y’a rien d’inorganique dedans,
c’est comme une perle que la vie a abandonné sur le sable et que
vous ramassez, et que vous savez, d’un coup, que l’univers vous
appartient au travers de cette perle. C’est la gueuze d’un seul,
le seul qui peut la garder et l’entretenir, lui faire porter l’or
et le jasmin, et de temps en temps, pour son buziness, la prêter,
temporairement toujours, à des ceusses qui peuvent l’aider comme
ci ou comme ça. On arrive à tout, si on a une poute. Mais c’est
si rare qu’il y en ait une qui s’en vient par icitte…
Sauf que, des fois, la poute, elle se
souvient qu’elle est humaine. Et parfois, rare de rare, elle se
rebelle. Elle veut sa vie. Elle veut pas passer de bras en bras, de
lit en lit, elle veut pas en elle de keums qu’elle aurait pas
choisi, elle veut simplement être heureuse et libre. Comme nous
tous, icitte. On connaissait pas son pimpe. On l’a jamais connu. On
les connaît jamais, de toutes manières. Ils se planquent derrière
des bilans, derrière des réunions où s’échange plus de pognon
que n’en contient l’univers, derrière des décisions qu’on
comprend pas mais qui les rendent encore plus eux, encore plus pimpe,
tout bénef de la poute sur eux, et du bénef y’en a toujours, rien
pour la poute, tout pour eux, encore plus pourris de dedans que de
dehors. Elle était toute jeune encore, et avait une cicatrice sur le
cou, une petite traînée avec plus de lait que de café sur sa peau
de nuit. Alors on savait qu’elle s’était rebellée. Et que ça
lui avait pas réussi.
A la Cucaracha.
Probable que, pour faire taire son
chant de liberté, et parce que les pimpes supportent pas qu’on les
empêche d’être pimpes de tout diriger, le sien avait décidé de
la briser. Vieille histoire, vieille comme les poutes, et banale,
somme toute. Vous me direz, où briser quelqu’un totalement, sinon
icitte, sur notre charmante poubelle de planète qu’on nomme
Fumeterre ? Rien que le fait que son pimpe connaissait Fumeterre
disait bien combien haut il était, et de quelle hauteur il voulait
la faire tomber, histoire qu’elle se relève plus jamais.
Ah, la Cucaracha…
Il a jamais pu la briser. Elle avait en
elle, entre ses cuisses mais pas seulement là, la force de mille
soleils, et la briser, c’était aussi impossible que d’empêcher
une fusion dans un soleil. Le chelou pourtant a fait tout ce qu’il
fallait. Il l’a refilé pour rien, des fois, à des sous-merdes,
qui ont tenté avec elle des trucs qui n’avait jamais été tentés
encore, ou alors uniquement en stim. Et histoire de bien taper sur
les os, il ne l’a jamais laissé prendre du repos.
Elle avait des mains légères comme
une plume, la Cucaracha, et même que vous veniez de passer des jours
sous la pluie sans combine, que votre peau était couverte de
pustules et de plaques suintantes, ça lui faisait rien, elle vous
accueillait comme si vous étiez le plus grand prince que le cosmos
ait jamais vu naître. Elle vous tissait une toile de soie autour de
l’âme, vous y berçait, et c’était tellement magnifique,
tellement fort, que souvent vous ne pouviez rien faire d’autre que
de la laisser mener la danse. Et alors, et alors…
Qui pourra un jour dire, chanter,
hurler même, la chaleur de ses étreintes, la force de l’ancre
avec laquelle elle vous retenait, et le soleil grisâtre qui, sur sa
peau, prenait dans les clairs-obscurs de la sueur des allures de feu
liquide ? Y’a personne qui peut. Personne. Prenez votre rêve
le plus fou, votre extase la plus puissante que vous pouvez rêver et
vous pourrez pas comprendre tellement que c’était fort. Quand vous
étiez avec la Cucaracha, elle n’était plus rien, y’avait plus
qu’elle.
Je sais pas pourquoi, un jour, elle m’a
causé d’elle. Je suis le seul à qui elle l’ait fait. Et
maintenant, c’est trop tard, plus personne saura jamais si je le
cause pas, icitte et maintenant. Alors je vais vous causer d’elle.
De la Cucaracha.
Elle était née sur une gentille
planète, avec du soleil, des légumes, des céréales, du bétail,
avec des prairies pleines de fleurs. Elle m’a raconté les
abeilles, ces petits oiseaux minuscules qui volent de fleur en fleur
et chopent la liqueur de parfum, puis la ramènent à leur ruche d’où
coule un vrai ruisseau doré de douceur. Elle m’a dit qu’ici
aussi, avant, si ça se trouve, il y avait des abeilles. J’ai rit,
des abeilles icitte, c’était trop naze, pour ça, il aurait fallu
qu’il y ait eu des fleurs un jour. Puis j’ai plus ri. Parce qu’il
y avait cette vieille histoire qui courait, dans laquelle on causait
d’un coin encore plus nice que Papeete, où il y avait des plantes
toutes douces qui poussaient par terre, toutes vertes, et qu’on
pouvait marcher dessus sans se déchirer la couenne. Elle m’a vu
arrêter de me marrer, elle m’a demandé, et je lui ai raconté le
topo. Son visage d’un coup s’est mis à rayonner comme un soleil
du matin. Et dans mes tripes, j’ai senti comme un vent violent qui
se serait levé, qui me dirait d’aller le chercher pour elle, ce
petit coin où il y avait encore des abeilles.
J’ai pas eu que du facile, à quitter
ses bras, mais j’ai fermé fort les yeux, et je me suis souvenu de
son visage quand je lui y avait dit. Alors je suis rentré dans un
rade sur Red Hot, et j’ai pris un jus après avoir causé au
mutant.
Nous tous, icitte, on sait bien que,
pour explorer, voyager, tout ça, y’a rien de mieux que le jus
quand on sait s’y prendre. Le donneur vous refile ses rêves, mais
derrière eux, tout au fond, quand vous savez y faire, vous trouvez
une porte qui donne sur ailleurs, sur tous les espaces, sur toutes
les dimensions. Y paraît même que, avec un bon mutant, avec un bon
donneur, vous pouvez vous barrer d’icitte pour de bon, avec votre
corps et tout et tout, pas que avec votre imagination. Et moi, je
voulais des abeilles et du miel. Et ça, y’avait pas à Papeete. Le
mutant était pas trop chaud, mais je lui ai causé de la Cucaracha,
il a rigolé un bon coup (et je me suis foutu dans une rogne soleil
sang parce que je me sentais foutu de ma gueule), et il a dit
d’accord mon gars, on va te le trouver, ce ruisseau de miel
qui coule des abeilles. Il a causé à la radasse, ils ont préparé
un jus un peu spécial, et c’était parti.
Quand on voyage avec le jus, on sait
pas trop où on va. C’est pour ça qu’il faut un mutant. Pas pour
partir, oh non, mais pour vous ramener. Le donneur est le vaisseau,
le mutant est le pilote, et vous êtes le capitaine. J’ai pensé
très fort à la Cucaracha, en plissant les yeux, puis j’ai avalé
mon jus, et le mutant m’a fait monter à bord.
On a volé longtemps, sur tout
Fumeterre. J’ai vu des hydroponiques à perte de vue. J’ai vu les
secrets de Grey Cave et les voleuses d’âmes de Black Knight. J’ai
vu les champs de sel de Deep South et les vieillards gâteux de Rose
Bose, les techs de Central Sanitaire et les moines de Green Hope,
j’ai vu le sol comme un immense ruban noir de crasse et de fumée,
mais j’ai pas vu de cette herbe et des abeilles.
Alors le mutant a déchiré l’air. Il
y a eu une fissure, et le vaisseau du donneur s’y est faufilé. Et
tout a changé, d’un coup…
Je reconnaissais la planète, je suis
de Fumeterre, et on n’oublie jamais d’où on est issu. Mais
c’était plus la même. Finies les pluies corrosives. Fini, le
cratère noir de Grey Cave où grouillent des trucs qu’on préfère
pas connaître. Fini la longue avenue de Red Hot, pleine de bruit et
de violence. Juste des plantes gigantesques, plus grandes parfois que
cinq ou même dix humains debout les uns sur les épaules des autres,
avec une tige immense toute brune, ou grise, ou verte, et couronnée
tout en haut, sur d’autres tiges plus petites, d’un feuillage
hallucinant. Et l’odeur, comment pourrais-je jamais vous la dire ?
Si un jour, la vie a pu être une belle chose, elle avait cette
odeur-là.
Et j’ai vu les abeilles. Et les
fleurs. Et les ruches sauvages. Et j’ai goûté le miel, et ma tête
a explosé de bonheur.
Les voyages avec le jus sont toujours
des aller-retours, d’ordinaire. J’ai été arraché,
retourné avec mon dedans dehors et mon dehors dedans, j’ai
été écrabouillé et pressé, puis jeté sur le sol du rade
avec une force incroyable qui m’a laissé en tas, avec dans ma tête
des choses qui y étaient pas avant mais qui y resteraient pour
toujours. Le mutant m’a relevé. Il m’a entraîné dehors, m’a
mis un bandeau sur les yeux, m’a fait tourner sur moi-même tant de
fois que le sol bougeait tout seul sous mes pieds, m’a même
assommé un moment, je crois.
Il m’a assis sur quelque chose de
dur, m’a ôté le bandeau, et ils étaient tous là, les mutants.
Ils ont violé mon âme tellement de fois que je ne sentais plus rien
quand ils venaient et refluaient dans leurs explorations. Puis ils se
sont décidés. Et ils m’ont expliqué.
Des mutants, on en connaît tous un ou
deux, sur Fumeterre. Ça aide, des fois, et, hormis quand ils guident
les voyages du jus, on les croit juste comme vous et nous.
Mais sauf que c’est des mutants. Et
qu’ils ne sont pas tous nés cons. Alors ils ont décidé de
s’assembler. Ils se réunissent, et tous ensemble, ils cherchent un
moyen de changer le cours des choses sur cette planète. Ils savent,
pour les abeilles et le miel. Et savent comment y faire pour y aller
et en revenir. On s’en doutait tous un peu, nous les pas mutants,
mais avec les jus et leurs pouvoirs, ils ont la possibilité de vous
faire réellement voyager pour de bon, avec le corps comme avec
l’esprit. Sauf que, en dehors d’icitte, personne ne le sait et ne
doit le savoir. Sauf qu’ils n’avaient jamais tenté de voyager
ailleurs que dans l’univers et le cosmos. Mais ça, c’était
avant que je cause de fleurs, d’abeilles et de miel. C’était
avant la Cucaracha.
Oh, ils avaient bien compris, les
mutants, la poute et son pimpe qui voulait la fracasser, et elle qui
n’avait nulle part où aller. Et ça faisait quelques temps déjà
qu’ils s’étaient demandés jusqu’où ils pouvaient aller.
Parce que, sans rien dire à personne, ils avaient déjà exploré
tout l’univers connu et inconnu, et que partout, ils avaient
rencontré soit des mondes inhabitables, soit des planètes écrasées
par l’Imperium, soit des endroits vierges mais où tout était à
faire. Ils avaient rencontré toutes les formes de vie de l’univers,
les intelligentes comme les non-sapientes, ils avaient vu des
civilisations éblouissantes comme des flammes et d’autres
paisibles comme des champs de pavots, ils savaient tout de ce que
l’on peut savoir sur les lieux, et s’ils ne savaient pas, ils
savaient où trouver l’info. Ils avaient sympathisé avec des
Capers, et connaissaient le réseau comme leur poche, même s’ils
ne s’y rendaient que rarement. Ils savaient froisser et défroisser
la trame de l’univers, et l’espace ne signifiait rien pour eux.
Mais le temps…
Alors ils m’ont dit. Il y avait la
Cucaracha qui ne pouvait aller nulle part dans l’univers sans que
un jour ou l’autre elle ne se fasse rattraper par son pimpe. Et il
y avait cette expérience que jamais encore ils n’avait faite.
Froisser et défroisser le temps. Ils m’ont dit…
Avant, il y a très longtemps, quand
les vaisseaux ne parcouraient pas les étoiles, quand le réseau
n’existait même pas, quand Fumeterre ne s’appelait pas encore
comme ça… Ils avaient exploré le temps de Fumeterre, ce temps si
particulier qu’icitte il fait des boucles et des nœuds, et qu’on
ne peut pas vraiment en sortir, c’est pour ça qu’il pleut
toujours et que les pluies vous bouffent la peau. Et ils avaient un
peu la trouille d’en faire sortir quelqu’un.
Les mutant ne peuvent pas voyager.
C’est le prix qu’ils payent pour leur pouvoir. Même ceux de Grey
Cave, si particuliers avec leur caillou dans le crâne, ne peuvent
pas. Ils sont condamnés à rester icitte, jour après jour. Et eux
aussi, ils ont besoin de liberté. Alors ils cherchent, ils
cherchent, ils cherchent, comment s’échapper.
Et la Cucaracha pouvait être leur
vaisseau. Ils avaient besoin d’une ancre, d’un humain pas
modifié, pour tenter le voyage. Et moi, là-dedans ?
Sans moi, la Cucaracha ne partirait
pas. C’était le prix qu’elle avait décidé de payer pour
pouvoir rêver et se regarder sans honte. Elle leur avait dit. Tout
s’était décidé dans mon dos. J’aurais du être fou rage, plein
de Soleil Sang, mais non, j’étais même plutôt heureux. Alors on
a dit banco.
Tout à l’heure, dans ce rade si
pourri que personne n’y vient jamais, pas même les techs de Black
Knight, avec la Cucaracha dans mes bras, on va partir. Et, sous les
frondaisons des branches de la forêt, on va s’aimer pour toujours.
Icitte, mais ailleurs dans le temps. Dans le temps d’avant
Fumeterre. On boira le miel des abeilles, et on sera heureux.
Ce n’est pas sans danger. Ça ne
s’est encore jamais fait. Mais si ça marche, les mutants pourront,
à tout jamais se barrer dans leurs rêves et offrir à tous des
petits bouts de vérité. Il n’y a que comme ça qu’un jour,
l’Imperium cessera d’être l’Imperium et que les règles du jeu
changeront réellement.
Alors ils ont fait leurs trucs de mutants. A La
Cucaracha et à moi. Comme qui jette un papier dans le vent, histoire de voire jusqu'où il va voler.
J’ai La Cucaracha dans mes bras, ses
jambes longues comme une course vers une planète lointaine touchent
les miennes. Nous sommes nus tous les deux, peau contre peau, et nous
avons bu le jus. Puis le mutant touche nos épaules, et soudain, il
pleut sur ma peau, et je suis mouillé sans être brûlé. Quand
j’ouvre les yeux, une feuille verte d’arbre tombe sur nos deux
corps étreints. Nous sommes arrivés, enfin…
La Cucaracha et moi.