mercredi 27 avril 2005

Du coin de l'oeil, des baies de morelle noire et un chat blanc

Je ne suis jamais très loin, tu sais...

Je me cache au fond de l'eau, dans les remous de la vase, et l'on m'oublie souvent. Avec le temps, va, tout s'en va, faut croire.

Que te dire ? Des excuses ? Il y en aura toujours, et ce ne seront jamais que des circonstances, au minimum, atténuantes. Le temps, on en fait ce qu'on veut, après tout. Il va, il vient, il nous appartient tellement qu'on oublie d'en tenir compte.

Alors voilà, je vais te dire une très vieille histoire.

Cela se passe il y a longtemps, dans une vie d'homme, il y a quarante ans. Un petit garçon, blond au yeux bleus, et sa soeur dans la cour d'une maison, dans un petit village plein de géraniums au fenêtres en été. Je me souviens qu'il y avait un magasin, une quincaillerie, je crois, dans ce village, et que ce magasin s'appelait Trescher. Je ne savais pas lire, mais je déchiffrais déjà les lettres. Plus tard, j'en ai beaucoup ri.

Il y avait de la morelle noire, dans la cour, qui poussait dans un coin vaguement herbeux. On ne sait rien à cinq ans. La fille n'avait que six ans, elle ne savait rien non plus.
"Oh, des myrtilles, mange, c'est bon, les myrtilles, maman aime tellement ça..."
C'est vrai que c'est délicieux, les myrtilles, même si je n'en avais jamais mangé ; ma mère nous avait dit, émue, comment elle les ramassait, ironie de l'histoire, ici même en Brocéliande, quand elle était étudiante à Rennes.

Alors les sirènes, l'hôpital, les murs peints en vert luisant, les néons tranchants de lumière, le tuyau enfoncé de force dans la gorge, et l'eau qui coule, et la cuvette, verte, qui se remplit. Et la douleur au fond de la gorge, la panique de ceux qui jamais ne paniquent puisqu'ils sont les piliers du monde, mes parents, la honte de vomir en public, les terribles crampes de l'estomac malmené.

Et l'incompréhension, la peur de mourir, à 5 ans...

Les monstres, dans mon enfance, me terrifiaient moins que les humains.

J'ai été puni pour avoir mangé du poison. Ma soeur a été félicitée pour avoir donné l'alerte. Elle aussi en avait mangé, mais elle l'a nié, et on l'a crue, même quand, pour essayer d'empêcher qu'elle meure de ce poison, je l'ai dit. On n'a pas lavé son estomac. Je n'ai plus rien compris. Alors j'ai réfléchi.

Tout ne passe pas, avec le temps. Il est des accidents qui marquent les organes vitaux à vie.

Longtemps, j'ai souffert de crises de foie. Il y avait le lit que je ne quittais pas durant une ou deux semaines. Il y avait la bassine juste à côté, qui peu à peu se remplissait, de plus en plus liquide, jaune. Il y avait les douleurs, les incessantes douleurs qui mettent en nage et font tourner la tête, qui réveillaient en plein milieu de la nuit et faisaient hurler de rage.

Mon corps a fini par signer la paix avec mon foie.
Ma tête n'a jamais pu s'y résigner.

Crise de foi, perte de foi en l'humain, aux dieux qu'il crée. Ca, plus quelques écorchures, plus la haine aux basques comme moyen de survie. Mais on survit, n'est-ce pas ? On survit toujours. Même quand, à l'âge de cinq ans, on efface le monde. Il n'y a pas d'âge pour devenir solipsiste.

Juste comme ça, on survit et on avance, un pas après l'autre.

Une bouffée d'eau au fond de la vase, un frétillement de la queue, et on finit par remonter vers la lumière. Non parce que c'est vital, mais simplement comme ça, un peu par curiosité, beaucoup par habitude.

C'est mon plus ancien souvenir, Luminalba. Je l'avais oublié, perdu de vue, la vie me l'a rendu, mais je n'en veux plus. En veux-tu, toi, de ce gros paquet de vase qui remonte en tourbillonnant du plus profond du lit de la rivière ? Je ne veux pas te l'offrir, c'est un cadeau empoisonné. De la morelle noire. Une plante qui pousse à côté de la fumeterre, sur le même genre de terrain, un peu poussiéreux, très sale, très vague.

Ton reflet me manque, licorne, le reflet de ta magie guérisseuse, l'éclat des lunes sur la nacre de ta corne. L'espoir aussi, le rêve, tout ce qui gomme l'habitude. Tu es tout cela, Luminalba, blanche lumière. Alors je te convoque à nouveau, mes entrailles à l'air pour l'extase de te savoir vivante.

Mais la vie, n'est-ce pas ? Et le temps que l'on passe penché sur ses blessures, comme disait ma soeur licorne, à gratter la croûte pour voir si ça saigne toujours, pour voir si l'on existe ou si l'on n'est qu'un rêve.

Un poisson chat, ce n'est qu'un songe qu'on oublie, une image fugace, entrevue et déjà disparue.

Un éclat de couleur au coin de l'oeil et rien de plus.

Bonne nuit, ma forêt, bonne nuit, le petit Peuple. Le Chuch, qui a tellement grandi, miaule pour sortir affronter le renard qui maraude aux abords du poulailler. Blanc dans la nuit, proie trop aisée pour le hibou grand duc qui hulule le soir au bord de l'étang du Pas du Houx. Désolé, le Chuch. Ta nuit sera avec moi, tu le sais et tu ronronnes déjà.

Bonne nuit, les licornes. Bientôt, je vous reviendrai. Mais l'heure est au léchage de plaies, et mes larmes dans l'eau perdent leur saveur. Il n'est de silence éternel en Brocéliande, puisque même la mort y ouvre ses portes, à une date pas très éloignée de mon anniversaire.

Bonne nuit, le monde. Le Chuch lèche, de sa langue râpeuse, le bout de ton nez, ainsi qu'il a coutume de me faire. Il est comme ça, le Chuch. Il nettoie, même si ça fait mal. C'est sa façon de dire son amour. Il est blanc comme une licorne.