Nous y voilà »,
dit le vieil homme en versant le thé dans la tasse. « Tu en
as assez, n'est-ce pas, de cette situation ? Tu trouves que
l'on se joue de toi, que l'on te manipule et t'exploite en te
faisant vivre selon un modèle pré-établi. Cela, je peux le
comprendre. Le monde dans lequel tu es incarné ne correspond pas à
ce que tu en attends, cela te rend malheureux.
Non pas malheureux,
mais indigné, vieil homme. »
Depuis l'appartement sous la mansarde
de Louis Pernaud, on pouvait entendre, se propageant par vagues, la
musique entêtante et monotone de Skyrock. Pour la troisième fois en
une heure, la même musique passait, un truc où une gamine chantait
une rengaine agaçante comme une vieille rage de dents. Kevin Chéron,
venu ici sous les conseils du comité de communication, n'aimait pas
ces tubes, et le fond sonore ainsi procuré à la conversation avait
le don de distraire ses pensées. Au prix d'un effort de
concentration, il se reprit et écouta le vieux.
Indigné et en
colère, je le vois dans tes yeux. Ta colère, je peux la comprendre
aussi. Tu es frustré, tu contemples le monde qui t'entoure, et tu
aimerais que les choses soient plus belles à tes yeux, que les gens
soient plus heureux.
Oui, et alors ?
Est-ce mal ?
C'est à toi de
répondre à cette question, pas à moi. La seule chose qui
m'inquiète un peu c'est que pour exprimer cette frustration, tu te
mets en colère. Tu penses que, ce faisant, tu as raison ; tu
t'indignes à bon droit, tu refuses la situation qui t'es imposée,
tu t'énerves et tu cries. Et cela te fait du bien. C'est vrai,
après tout, c'est très naturel ; n'est-ce pas grisant, de
laisser libre cours à sa rage, de s'énerver, de lutter, de crier,
de pester, de tempêter, de combattre en somme, lorsque l'on est
dans son bon droit ?
Cela me soulage,
quoique tu en dises. Et par les temps qui court, nous avons besoin
de colère, il faut que les choses changent.
Ainsi dis-tu, jeune
homme, ainsi dis-tu parce que tu vois les choses ainsi. »
La gamine sur Skyrock, après quelques
jingles assourdissants, avait laissé la place à un groupe de
pseudo-rap. Kevin soupira de lassitude, sentant la colère monter en
lui mais ne voulant pas, ici et maintenant, par respect pour le
vieux, la laisser le submerger. Aussi, s'efforçant au calme et
tentant de faire abstraction de la mélodie qui tournait en boucle,
reprit-il :
Tu brasses du vent,
Louis. Mais dis-moi donc, qui serais-je, si je fermais les yeux sur
la misère, sur les injustices de ce monde où les politiciens dans
leur ensemble bafouent la parole donnée, où seule compte la
perspective de la réélection ou du pouvoir qu'ils ne veulent pas
laisser fuir loin d'eux. Pourquoi ces hommes, censés nous
représenter, ont-ils oublié leur tâche première, la raison qui a
fait que nous, les citoyens, leur avons donné le pouvoir de rédiger
des lois et de nous y soumettre ?
A cette question, il
ne m'appartient pas de répondre, mon jeune ami. Ne crois pas les
choses simples, elles sont bien complexes, comme à chaque fois
qu'il est question de la nature humaine.
Elles sont simples,
pourtant, puisqu'il suffit de trois mots pour les définir :
liberté, égalité et fraternité. Juste trois petits mots très
simples et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. »
Le jeune homme était heureux, soudain,
d'avoir pu placer ces trois mots, héritage de la révolution
française, une révolution qu'il comptait bien réitérer dans un
temps proche. Et miraculeusement, il y eut un silence bienvenu dans
la musique. Mais ce silence fut hélas de courte durée.
Je pense, Kevin, que
ce ne sont pas les mots qui changent le monde, mais les les actes.
Les mots sont juste des idées exprimées, et bien souvent, les
idées sont biaisées par une représentation faussée de la
réalité.
Un peu facile, il
existe quand même des vérités universelles !
Je ne le sais pas,
mon jeune ami. Mais j'ai tendance à croire que non. Tu as
certainement connaissance du tableau de Magritte, qui représente
une pipe et qui est intitulé « Ceci n'est pas une pipe ».
Toute représentation est un mensonge. Nous ne voyons pas le monde,
parce que nous ne sommes pas le monde. Nous en avons connaissance
par nos cinq sens, mais pour autant ces sens sont faillibles, et ce
à plus d'un titre ; ainsi le prouve à l'envi la science, qui
nous fait voir des objets en trois dimensions sur un support à deux
dimensions. »
L'espace d'un instant, Kevin se demanda
ce qu'il faisait là. La révolution qu'il voulait mener devait-elle
se nourrir de philosophie quand les motifs de la faire étaient si
évidents ?
Tu chipotes, tu
joues sur les mots, vieil homme.
C'est ton cerveau
qui chipote, qui joue sur la réalité, mon jeune ami. Ce n'est pas
moi. C'est dans la nature de l'homme de ne voir que ce que son
cerveau interprète. Pour autant, notre cerveau nous permet aussi de
réfléchir et de comprendre, n'est-ce pas ? « Sache que
forme n'est que vide, et que le vide n'est que forme. Forme n'est
que vide, et vide n'est autre que forme. Sentiment, pensée, choix
et la conscience elle-même sont vides »
nous dit l'un des sûtras les plus importants du bouddhisme.
Je ne comprends rien
de rien à ce que tu radotes, et je ne vois pas où tu veux en
venir, vieil homme... »
Et voilà. Après la philosophie, la
religion, à présent. Kevin sentit ses joues s'empourprer, signe
d'une colère de plus en plus envahissante. Louis dut le sentir,
car :
Le vieil homme souriait, et les vapeurs
montantes du Lapsang Souchong brouillèrent un instant son visage.
L'espace d'un instant, sa figure sembla émerger du brouillard, comme
un écho des paroles qu'il venait de prononcer.
Kevin et Louis sirotèrent le contenu
de leurs tasses à petites gorgées.
Le thé était amer et fort, et ses
senteurs au goût de feu de bois avaient quelque chose de
réconfortant, créant dans la bouche des deux hommes un espace de
douceur et de confort dans la froidure de l'hiver. Dehors, la neige
avait commencé à tomber, et les bruits de la rue étaient assourdis
par la chape blanche qui, lentement, se déposait à la surface du
monde, la rendant immaculée et pure.
Plus bas, entre deux jingles grossiers
et bruyants, la chanson avait changé. Lady Gaga, reconnut Kevin, qui
n'aimait décidément pas cet artiste, mais n'avait guère le loisir
d'y échapper, tant le titre était matraqué sur toutes les ondes.
Tu ne nieras pas
l'importance de la liberté pour les hommes, n'est-ce pas, Louis ?
C'est quoi, la
liberté ? Si tu parles de liberté, tu sous-entends que
quelque chose t'emprisonne, ou que des servitudes te contraignent.
Pour certains hindous, être libre, c'est « se débarrasser de
toute matière, aussi bien subtile que grossière ».
Nous sommes conditionnés par notre nature humaine à être
dépendants de bien des choses : nous nourrir, respirer, vivre
en société. Et pour cela, nous nous conditionnons à bien d'autres
choses encore : gagner de l'argent pour nous acheter à manger
et payer le toit sous lequel nous dormons, travailler pour gagner de
l'argent. Aristote lui-même le disait, le travail est un
esclavage ; de nos jours, je pense que c'est même le premier
de tous les esclavages. »
Soit. Puisque le vieux ne démordait
pas de sa volonté de philosopher, Kevin se résolut à suivre cette
voie. L'idéal aurait été que la radio, dans l'appartement
d'en-dessous, se taise, mais pour cela, il aurait fallu un miracle,
ou un acte cathartique de violence explosive, solution qui tentait le
jeune homme de plus en plus.
Mais je ne peux pas
me passer de manger, tout de même, vieil homme ! Et il me faut
bien un toit, pour pouvoir me reposer !
Pour autant, est-ce
qu'un emploi est nécessaire ? Smohalla, indien Nez-Percé qui
fondit la religion des rêveurs a dit ces paroles magnifiques :
« Mes enfants ne travailleront jamais. Les hommes qui
travaillent ne rêvent pas. Et la sagesse nous vient par les rêves.
Vous me demandez de labourer la terre. Dois-je prendre un couteau et
déchirer le sein de ma mère ? Alors, quand je mourrai, elle
ne voudra pas me prendre dans son sein pour que j'y repose. Vous me
demandez de creuser pour trouver de la pierre. Dois-je creuser sous
sa peau pour m'emparer de ses os ? Alors quand je mourrai, je
ne pourrai plus entrer dans son corps pour renaître. Vous me
demandez de couper de l'herbe, d'en faire du foin, de le vendre pour
être aussi riche que les hommes blancs. Mais comment oserais-je
couper les cheveux de ma mère ? »
Dans le silence de la mansarde, qui
suivit les paroles du vieux, l'air se chargea de nostalgie et de
silence. Puis, en léger acouphène distant, une nouvelle fois
Rhianna émit ses roucoulade poisseuses. Tentant de faire abstraction
de la chanson qui rongeait son sang-froid, Kevin lança, comme un
défi :
Je vis en ville,
vieil homme, tout comme toi. De quoi puis-je me nourrir si je ne
possède nulle terre pour faire pousser des céréales, des fruits
ou des légumes, nul champ pour y faire paître mes troupeaux, nulle
rivière pour étancher ma soif, nulle grotte pour m'abriter de la
pluie ou de la neige, nulle forêt pour en brûler le bois et me
chauffer ?
Alors, mon jeune
ami, il te faut accepter d'être esclave de l'argent pour cela.
Mais l'argent est
une nécessité, tout de même ! Comment, sinon, mesurer les
choses et attribuer à chacun selon son travail ? »
Louis eut un petit sourire amusé.
Laisserais-tu mourir
de faim ceux qui ne travaillent pas, par choix, comme l'ont fait les
enfants du vieux Smohalla , ou par obligation, parce qu'ils ne
trouvent pas à travailler, ou ne sont pas aptes à le faire ?
Admettons que tu répartisses les richesses non selon le travail,
mais selon le mérite, alors. Mais dis-moi, quel serait ton étalon
pour effectuer de telles mesures et rétribuer les hommes de ta
société ? Nos sens sont faillibles, et ce qui ravit l'un peut
très bien agacer l'autre. A quel degré de faim devra se situer un
homme pour avoir le droit de manger dans ta nouvelle société ?
Et que lui feras-tu manger qui serait produit par tous ? De la
viande de porc à un musulman ou un juif, de la viande de bœuf à
un végétarien, des sucreries à un diabétique ?
Mais il faudrait
pourtant trouver un étalon, ne serait-ce que pour éviter que
certains s'engraissent sur le dos des autres !
En quoi le fait que
l'on s'engraisse te déplaît-il ? Qu'est-ce qui fait que tu
tiennes ainsi à vouloir que tous méritent leur nourriture ?
Quel que soit ton critère pour décider qui mérite de manger et
qui ne le mérite pas, tu seras dans l'erreur. La nourriture fait
partie des besoins vitaux.
Bon, soit, tous
pourront manger. Et satisfaire leurs besoins physiologiques, car je
te vois venir, Louis. Ils auront le droit de boire, dormir et
respirer tout autant. Et même, puisque cela également fait partie
des besoins primaires, de se loger, de se protéger du froid et de
la chaleur ainsi que des agressions. Te voilà satisfait, vieil
homme ?
Non, mon jeune ami.
Tu raisonne en hiérarchisant les besoins de l'être humain. Tu
méconnais ce faisant tout un fatras de choses, dont le
libre-arbitre, les notions de plaisir, l'âme, et ainsi de suite. Ni
toi ni moi ne sommes réductibles à nos besoins, nous sommes des
êtres vivants, non des formules mathématiques ou des concepts
d'analyse. »
La radio, enfin, s'était
tue. Le silence qui s'ensuivait dans le bruit de fond en était
d'autant plus assourdissant. Kevin soupira :
Nous voici donc dans
une impasse, si je comprends bien. Je suis venu te voir, car cela
semblait important au groupe dont je fais partie, et qui veut que
les choses changent dans notre société. Mais je crois que je perds
mon temps ici. Dehors, la situation commence à devenir
insoutenable, et en parlant avec toi, je n'ai entrevu aucune
solution autre que la révolution.
Considères-tu donc
notre conversation comme achevée ?
Je ne sais pas. Y
a-t-il encore autre chose à dire sur le sujet ?
Oh oui, je crois.
Par exemple, nous pourrions essayer ensemble de trouver les raisons
qui motivent ce désir de révolution, de changement radical. De
guerre civile, en somme. Nombreux furent ceux qui pensèrent avoir
trouvé les causes de la guerre. Pour Clausewitz, cela peut être la
résultat d'une volonté de puissance étatique, d'impérialisme,
pourrait-on dire. Veux-tu faire la révolution pour imposer la
puissance de l'état que tu mettras en place ?
Bien évidemment que
non ! Je n'ai pas l'âme d'un tyran ! »
La neige au-dehors ne tombait plus, sa
blancheur étouffait les bruits de la rue, et, tout compte fait,
l'ambiance chaleureuse et confortable de la mansarde se prêtait bien
à la réflexion. Kevin choisit de s'y adonner avec le vieux, après
tout, ces questions étaient plus que légitimes, et à tout prendre,
elles avaient le mérite de poser les questions sur
l'après-révolution, en forçant à s'interroger sur son bien-fondé.
Louis continua sur sa lancée :
Même si tu ne te
considérerais pas comme un tyran, de facto tu publierais des lois,
qui obligeraient tous les hommes de ta société, et ce même s'ils
ne souscrivent pas à l'idée qui a présidé à leur élaboration.
Mais il faudrait
tout de même un code, quelque chose qui indique précisément ce
qui est permis et ce qui ne l'est pas ! Sans quoi, si tout
était permis, des abus seraient possibles !
Des abus, il y en
aura toujours, Kevin. Ne commets pas ce péché d'orgueil de vouloir
croire que ta pensée équivaut ou est supérieure à celle de tout
autre être humain. »
Le coup était rude. Kevin l'encaissa,
masquant son trouble en finissant son thé, écoutant toujours
Louis :
Mais admettons que
tel soit le cas, de la sorte, tu pourras explorer plus loin les
raisons que tu trouves de vouloir mener la guerre. La guerre est un
facteur de cohésion sociale. Bismark a crée ainsi l'état
allemand, selon l'expression consacrée « Par le fer et par le
sang ». D'un regroupement de petites principautés, il a fait
une nation, et c'est grâce à cela que l'Allemagne est née. Sans
le fer et le sang, il n'y aurait jamais eu la nation allemande.
Peut-être ne
peut-on faire d'omelette sans casser d'eux, Louis. »
Si Kevin souriait en disant cela.
Louis, qui l'écoutait, affichait soudain un visage triste et désolé,
empli de compassion.
Kevin, Kevin... Pour
toi, donc, la fin justifie les moyens ? En quoi cela te
distingue des financiers qui ont mené le monde jusqu'au point où
il se trouve désormais ? »
Kevin blêmit. Puis :
Je ne suis pas comme
eux, Louis ! Comment peux-tu donc me juger ainsi ?
Je ne te juge pas,
Kevin. J'essaye de comprendre tes pensées, et les actions qui
pourraient en découler. »
Un long silence s'installa. Puis, à
l'étage du dessous, on entendit à nouveau résonner la radio, NRJ à
présent, mais même si la station avait changé, le message global
restait le même : consommez ce que nous déversons dans vos
oreilles, parce que nous avons décidé que cela vous plaisait, et
que vous n'avez d'autre choix que d'y souscrire. Kevin avait un sale
goût dans la bouche, brutalement, un goût amer de choses
pourrissantes. Alors, criant presque :
Tu m'embrouilles, le
vieux ! Je suis venu te causer de révolution, pour essayer de
te convaincre de nous rejoindre, parce que les autres membres du
comité pensent que tu pourrais nous aider à faire cette
révolution, et toi, tu me traites de tyran !
Quelle est la raison
qui te pousse ainsi à t'énerver, Kevin ? T'ais-je témoigné
une quelconque agressivité, t'ais-je blessé, physiquement,
affectivement ou intellectuellement ? Je n'en ai pas
conscience, mais si tel est le cas, excuse-moi, veux-tu ? Je
n'ai pas souhaité ce conflit qui perce en toi, et je veux y mettre
fin. Allons, calme-toi, reprenons une tasse de thé. »
La saveur du Lapsang Souchong évoquait,
sur la langue de Kevin, des incendies, des choses qui ont brûlé et
se sont éteintes, les souvenirs virtuels d'insurrections en d'autres
temps et d'autres lieux. Lentement il reprit ses esprits et plongea
son regard couleur de noisettes dans les yeux gris entourés de rides
de son interlocuteur.
Je suis désolé,
Louis. Je me suis senti agressé, en effet, même si je n'avais
aucune raison de l'être.
Pourquoi t'es-tu
senti agressé ainsi ?
Parce que j'ai eu
l'impression que tu me jugeais pareil à ceux qui ont fait que la
révolution est devenue une nécessité, aujourd'hui.
Ne te préoccupes
pas de ce que je penses, mon jeune ami. Réfléchis simplement et
dis-moi ce qui a fait que, même si je t'avais jugé ainsi, cela
était une agression à tes yeux.
Peut-être
l'orgueil, tu as raison, mon vieil ami.
Si tu allumes le
brasier de l'insurrection, tu seras jugé, que tu le veuilles ou
non, Kevin. Et souvent bien plus durement que tu penses que j'ai pu
le faire. Et comment réagiras-tu alors ? En te mettant en
colère, à nouveau ?
Euh... Je le
suppose... »
Moqueuse, la ritournelle de Lady Gaga
s'insinua dans la mansarde depuis le plancher, toute entière de
facilité et de consensus, Kevin eut un mouvement d'épaules
trahissant son agacement, comme s'il avait voulu faire tomber de son
dos le poids lourd de cette culture insipide et uniformisée aux
standards économiques.
Et pour eux, ces
voisins qui écoutent des chansons que tu abhorres pas, que
feras-tu ? Les obligeras-tu à goûter à la douceur d'un
adagio de Bach, à l'éclat d'un concerto de Mozart, à la puissance
d'une symphonie de Beethoven ? Les contraindras-tu à se
nourrir de jazz ou de blues ?
Non, bien sûr !
Je ne veux pas d'une société de contraintes ! C'est
simplement que ces gens-là ont manqué d'éducation musicale, qu'il
n'ont en fait aucune culture digne de ce nom.
Orgueil, orgueil,
orgueil ! Comment crois-tu qu'ils entendraient tes paroles ?
Allons, mon jeune ami révolutionnaire, ils ont une culture qui
n'est pas la tienne, mais elle fait partie d'eux, elle les a formés.
Justement,
parlons-en... Elle les a déformés, tout au plus, pour que tous
rentrent dans le moule de la musique calibrée pour une consommation
exponentielle, et tout cela pour que les privilèges de certains
nantis soient renforcés. »
A mesure qu'il parlait, que la
tessiture de sa voix grimpait dans les aigus, que le ton se
renforçait, les joues de Kevin rougissaient d'émotion contenue.
A nouveau tu
t'emballes, Kevin. Reprends donc un peu de thé.
Je suis paumé,
Louis. Autant, avant de venir, les choses étaient claires pour moi.
Nous allions faire de ce pays, de ce monde, un endroit meilleur.
Mais toi, avec tes questions et tes remarques, tu m'as largué.
Alors, tu ne nous suivras pas, dans la révolution ? »
Le sourire de Louis était contagieux,
et Kevin ne put faire autrement que d'y faire écho.
Je ne te suivrais
pas dans ta révolution, Kevin, pas plus que je te demanderai de
suivre ma révolution.
Tu es en révolution,
Louis ? Mais comment ?
Il n'est qu'une
seule révolution qui vaille, et elle est individuelle. Chaque jour,
chaque heure, chaque minute, chaque seconde, je m'applique à
supprimer mon ego, à laisser passer sans les retenir les émotions
qui me bouleversent. Je soigne ceux que je peux soigner dans la
mesure de mes moyens, je fais tout mon possible pour que les
conflits, inévitables par notre nature humaine, soient résolus au
plus tôt ; et tout cela, je le fais en étant conscient que le
seul levier à ma disposition pour changer le monde c'est ce que je
suis. Je ne suis ni un gourou ni un meneur d'homme, je ne suis qu'un
homme qui essaye autant qu'il le peut de devenir meilleur, empli de
compassion et refusant de prendre en pitié, ouvert sur autrui même
si cela signifie aller au-delà de mes croyances profondes. Et cela,
c'est une vraie révolution humaine.
Je te comprends,
Louis. Mais le monde, mais les injustices, il faudrait que je les
oublie, pour suivre ta voie ?
Ne suis pas ma voie,
mon jeune ami, suis la tienne. Écoute ce que dicte ton cœur, ne
laisse pas les émotions prendre le pas sur qui tu es, et fais ce
que tu penses devoir faire, au moment où tu penses devoir le faire.
Mais, et toi,
Louis ? Ne puis-je t'aider ? Tu vis dans une minuscule
mansarde, je gage que tes revenus sont très limités, alors que tu
pourrais vivre bien plus aisément, avec plus de confort à ta
disposition.
Ceci est mon choix,
Kevin. Pourquoi refuses-tu de le voir ainsi ?
Je ne peux le
croire ! Tu n'as quand même pas choisi d'habiter ici, dans
cette mansarde minuscule, avec des murs si fins que le moindre
soupir de tes voisins résonne comme une intrusion obscène dans ton
espace !
Si, tel est pourtant
mon choix. »
Soudain, Louis fut pris d'une quinte de
toux qui le secoua tout entier. Au terme de celle-ci, son visage
était pâle, et ses yeux larmoyants. Kevin soudain eut peur pour la
santé fragile du vieil homme.
Il faut te soigner,
Louis. Cet endroit est à la limite de l'insalubrité ! Il te
faut de l'espace, de la chaleur !
A quoi pourraient
bien servir de l'espace et de la chaleur à un vieillard qui a déjà
fait bien plus que son temps sur Terre ? D'autres que moi,
jeunes, et qui ont un monde à bâtir, en ont bien plus besoin. Eux
ont une révolution sociale à mener. Va, Kevin, faire la
révolution, puisque ton cœur te dicte que c'est nécessaire. Je te
fais confiance, tu seras un grand dirigeant. »
Louis se leva du pouf et se dirigea
vers la porte d'entrée, qu'il ouvrit. Kevin ne savait que faire. Il
se leva lui aussi et rejoignit le vieil homme.
J'ai peur pour toi,
Louis. J'ai peur.
C'est bien. La peur,
si elle ne te submerge pas au point d'avoir les pensées claires,
est un bon moteur pour avancer sur son chemin. Mais ne t'en fais
pas. Je partirai le moment venu, quand mon heure sera venue. Adieu,
jeune révolutionnaire. Et si les affaires publiques ne te prennent
pas trop, songe également à effectuer ta révolution personnelle.
A quoi bon changer le monde si toi-même tu ne changes pas ? Refuse
ce qui est simple et consensuel, ou accepte-le en conscience. Saisis
chaque occasion d'apprendre, sur le monde et sur les autres hommes,
car c'est ainsi que tu apprendras sur toi. Sois ouvert et empli de
compassion. N'aime que si tu ne peux faire autrement, mais alors
fais-le totalement, de tout ton être, sans calcul ni volonté de
possession. Et oublie mes paroles, car il est temps pour toi à
présent de suivre ta propre route. »
Le lendemain, les premières barricades
étaient levées, et le monde sur le point de changer, une nouvelle
fois.
Il y eut des blessés, il y eut du fer
et du sang.
Il y eut une nation toute entière unie
contre l'oppresseur.
Il y eut des compromissions et des
réconciliations, certaines très surprenantes.
Il y eut de la jalousie, des actes
copiés, des actes feints, des actes manqués.
Il y eut des promesses, voilées ou
implicites, de nouveaux conflits.
Puis il y eut la paix, finalement. Les
stations de musiques diffusaient désormais du classique, du jazz et
du blues, en sus des scies RnB et des chansons faciles.
Et au bout du compte, il y eut un
leader qui buvait du thé noir fumé, en souvenir d'un des martyrs de
la révolution, celui par qui tout avait débuté ; un vieil
homme qui avait quitté sa minuscule mansarde, était descendu dans
la rue, avait escaladé la toute première barricade, et s'était
avancé tranquillement vers le forces de l'ordre, les avait saluées
poliment, et avait entrepris de les défaire de leurs armes. Une
matraque avait eu raison de son obstination têtue et sans
agressivité, tout comme elle avait eu raison de sa boîte crânienne,
la faisant éclater comme un œuf pour une omelette au goût amer.